Alice au Pays des Merveilles
Titre original : Alice in Wonderland Production : Walt Disney Animation Studios Date de sortie USA : Le 28 juillet 1951 Genre : Animation 2D |
Réalisation : Clyde Geronimi Wilfred Jackson Hamilton Luske Musique : Mack David Sammy Fain Bob Hilliard Al Hoffman Jerry Livingston Don Raye Ted Sears, Oliver G. Wallace Gene de Paul Durée : 75 minutes |
Le synopsis
Alice se laisse aller à la rêverie. Un lapin blanc sort une montre de son gilet. Elle le poursuit dans son terrier, tombe alors dans un puit interminable pour se retrouver devant une porte minuscule. Une boisson la fait rapetisser mais un gâteau magique lui rend sa taille normale. Elle se met à pleurer et manque de se noyer dans ses larmes. Alice se retrouve dans un monde peuplé d'insolites créatures où elle rencontrera de petits animaux, des jumeaux, des fleurs chantantes, une chenille aux propos déroutants, un chat étrange, un chapelier, un lièvre... Elle visitera même le domaine de la Reine Coeur dont elle affrontera l'armée de cartes à jouer. Mais est-ce un rêve ou un cauchemar ? |
La critique
Alice au pays des merveilles, 13e long métrage des studios Disney, est assurément l'opus le plus atypique de tout le catalogue des films d'animation produits par la firme de Mickey du vivant de Walt Disney lui même. Ce dernier vouait, en effet, un véritable culte à l'oeuvre de Lewis Carrol et tenait beaucoup à cette adaptation. Certes, il avait déjà, en partie, réalisé son rêve, dès 1923, avec sa série des Alices dans lesquels une petite fille réelle se voyait projetée dans Cartoonland, le pays des dessins animés. En 1936, il signe également, Thru the mirror, un cartoon de Mickey, librement inspiré du roman de Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir. Mais le Maître de l'animation ne veut pas se contenter de ce qu'il aime à considérer comme de simples tâtonnements. Il désire absolument réaliser un long-métrage basé sur l'oeuvre de son auteur fétiche. En 1933 déjà, il avait eu de sérieuses discussions avec Mary Pickford pour participer à un film mélangeant univers animé et monde réel. En 1945, il envisage même Ginger Rogers dans le rôle principal. Enfin, un an après, lors de la sortie de Mélodie du sud, il pense confier le rôle d'Alice à Luana Patten, la nouvelle jeune star alors sous contrat avec ses studios, pour finalement décider, la même année, qu'Alice au pays des merveilles serait un long-métrage exclusivement animé.
Walt Disney a toujours été passionné par l'histoire de Lewis Caroll. Né Charles Lutwidge Dogson, troisième fils d'un pasteur, ce dernier passe sa jeunesse dans le Yorkshire. Très vite, il se singularise en aimant monter des spectacles de marionnettes. En 1851, il entre à l'université d'Oxford et obtient un diplôme de mathématiques. Il y entame alors une carrière d'enseignant et se fait parallèlement ordonner diacre en 1861. En plus de ses travaux pédagogiques, il écrit des nouvelles dans le magazine The Train sous le pseudonyme de Lewis Carroll. En 1865, il publie l'oeuvre qui restera sa plus célèbre Alice au pays des merveilles, un récit surréaliste ayant pour héroïne une petite fille. Il lui donne une suite en 1872 sous le titre de De l'autre côté du miroir. Mais, force est de constater que la société victorienne passe à côté de son oeuvre phare voire la boude. Alice, conte moderne élevant l'enfant au-delà de la mièvrerie en le rendant capable de saisir le ridicule des adultes et la prison de leurs conventions, est, en effet, tout bonnement ignoré. Initialement destinées à la jeunesse, les oeuvres de Carroll ont, depuis, pris une autre dimension résolument adulte, tant leurs discours sont complexes.
Pour adapter Alice, Walt Disney pense, au départ, utiliser les illustrations réalisées pour le livre originel par Sir John Tenniel. Mais, il prend conscience peu de temps après que la tache est trop ardue. Les dessins convoités ont, il est vrai, une telle abondance de traits qu'ils auraient fatalement abouti à un visuel incompatible au format cinéma. Les illustrations de Teniel seront donc, au final, largement modifiées : si elles conservent leurs apparences initiales, elles revêtent en effet bien vite un style purement disneyen. Le travail d'adaptation en est confié à Mary Blair, remarquée pour sa participation aux films latino-américains, Saludos Amigos et Les trois caballeros. Elle prend le parti d'utiliser des couleurs primaires et de simplifier les dessins des décors, jusqu'à leur donner un aspect minimaliste caractérisé par une quasi absence de contours et de réalisme. Elle a su parfaitement coller aux attentes de Walt Disney, très attaché à donner à son film, à la fois, une atmosphère britannique, un côté enfantin et une ambiance d'absurde. Tout le fruit de l'incroyable travail de Mary Blair dans Alice au pays des merveilles peut assurément se trouver condensé dans les décors de la maison du Lapin Blanc et ceux du puit dans lequel chute la jeune ingénue.
Si Walt Disney est arrivé à obtenir un visuel en phase avec sa propre interprétation de l'œuvre de Lewis Carroll, il a été moins heureux dans sa volonté de bâtir un récit cohérent, apte à tenir sur la durée d'un long-métrage. Le film apparaît ainsi plus comme une succession de scénettes ayant bien du mal à se lier entre elles, qu'à une histoire disposant d'un fil conducteur solide. Les deux premiers tiers d'Alice au pays des merveilles voit ainsi la jeune fille passer le plus clair de son temps à poursuivre le Lapin Blanc tandis que dans le dernier tiers, elle s'efforce simplement de rentrer chez elle. Il n'est ainsi pas évident pour le spectateur de suivre le réalisateur dans sa volonté de mettre en exergue la grande curiosité dont fait preuve Alice. Les innombrables bizarreries en chemin, toutes réussies qu'elles soient, existent indépendamment les unes des autres et ne forment, à aucun moment, une trame claire. Le délicieux et inestimable passage du morse et du charpentier coupant la rencontre de Tweedle Dee et Tweedle Dum résume à lui seul le sentiment de perdition éprouvé par le spectateur qui se demande alors où l'on veut bien le conduire. Jamais Disney n'avait atteint un niveau d'absurde aussi élevé. Tous les repères sont en effet habilement malmenés. Le temps, d'abord, se voit tout entier déréglé, tant sur son écoulement ( le rythme effréné empoisonne joyeusement le Lapin Blanc) que sur ses symboles (les fêtes de non-anniversaire célébrées quotidiennement par le Chapelier Toqué et le Lièvre de Mars font voler en éclat la notion même d'age). L'espace, ensuite, est méticuleusement explosé. Sans dessus, ni dessous, sans queue, ni tête, l'environnement - de l'agencement de l'habitat à la nature en passant par les directions- semble n'obéir qu'à la seule règle de l'absurde. La morale enfin est généreusement ignorée pendant le film. Le meilleur exemple de l'état de quasi-rébellion de tout le long-métrage devant le politiquement correct se trouve à l'évidence résumé dans le destin tragique des petites huîtres aussi naïves que curieuses.
Alice au pays des merveilles prend toute sa
valeur quand le spectateur accepte d'en vivre l'absurde et le loufoque. Le
film tout en entier est d'ailleurs porté par des personnages tous plus
charismatiques et cocasses les uns que les autres.
Alice, rôle-titre, est en apparence la plus fade. Elle est, en fait, censée
porter le fil conducteur du récit tout en représentant l'ordre, dont
son éducation incomplète l'a imprégnée. Elle apparaît ainsi comme un rempart,
à l'évidence très faible, contre le (des)ordre et l'absurde régnant dans le
pays loufoque qu'elle traverse. Elle se révèle, alors, par petites touches,
tout au long du film, en apprenant, peu à peu, à envisager la logique de
l'univers qu'elle visite, jusqu'à affronter, avec courage, le symbole de la
force représentée par la Reine dans un procès mémorable. Alice, seule
personnage cohérent portant les valeurs traditionnelles, est fort
logiquement représenté de façon réaliste. Ses mouvements sont d'ailleurs
repris de Kathryn Beaumont, une actrice en chair et en os qui lui prête
également sa voix.
Alice évolue bien sûr dans une galerie de personnages, éblouissante de
trouvailles et de surprises. La vraie réussite du film est là : dans sa pléiade de
rôles secondaires, tous réussis !
Le chat du Cheshire est ainsi à couper le souffle. Il est, par
excellence, le symbole de
l'absurde. Paradoxalement, il est aussi le seul
personnage à vraiment "écouter" Alice. Son design, créé par Ward Kimball,
un des Neuf Vieux Messieurs, est, à bien des égards, génial. Son sourire, en
parfaite demi lune, éclatant de blancheur, son corps rondelet et rassurant,
ses rayures harmonieuses rappelant un pyjama de bagnard et son aptitude à se
fondre dans le décor font porter de nombreuses interrogations sur sa réelle
personnalité. Pour rajouter au mystère, c'est curieusement Sterling Holloway
qui lui prête sa voix. Très connue dans les productions Disney, elle
confère en effet à ce chat du Cheshire, éminemment curieux, une aura
de vieille connaissance. Doux agneau ou méchant loup : le mystère
reste entier !
Le Chapelier Toqué, également sous la responsabilité de l'animateur Ward Kimball,
n'est pas en reste. Sa meilleure scène est assurément celle où il s'affaire
à réparer la montre du Lapin
Blanc en acceptant, sans tiquer, tous les objets absurdes que lui tend le Lièvre de Mars
peu décidé à en faire le tri. Seule la proposition d'utiliser de la moutarde le
fait réagir et préférer un zeste de citron ! La
mimique est alors excellente et le passage tout entier jubilatoire. La voix d'Ed Wynn (qui joue Oncle Albert dans
Mary Poppins)
colle à merveille au personnage.
La Reine de Coeur, enfin, est tout aussi emblématique. Dotée de la
voix Verna Felton et dessinée par Frank Thomas, un autre des Neuf Vieux
Messieurs, elle est plus inquiétante que véritablement effrayante. Elle vaut
d'ailleurs essentiellement pour son sale caractère et son manque de patience
maladif. Ses brusques colères comme son inconsistance permanente la rendent,
tout à la fois, antipathique et comique. La scène où elle reçoit un cadeau
lors du procès final est un délice tant il est bluffant de la voir passer
radicalement d'une colère noire à la mine d'une bêta réjouie.
Alice au pays des merveilles est assurément bien loin des standards de Disney. Il faut dire que mettre en image le merveilleux conte de Lewis Carroll s'avère un pari audacieux. Très controversée, la sortie du film en 1951 se fait sous les quolibets de la critique anglaise que ne trouve pas, à l'époque, de mots assez durs pour la dénoncer. Le public se laisse d'ailleurs convaincre et boude les salles. La déception est immense pour Walt Disney. Il décide, d'ailleurs, très vite, de donner à son adaptation une nouvelle chance de rencontrer l'adhésion du plus grand nombre en la proposant dans son show télé Disneyland, et ce, dès le deuxième épisode. Le film est ensuite remisé pour une durée indéterminé. Il redevient disponible à la location en bobines 16 mm à la fin des années 60 et connaît alors un vrai succès dans le circuit universitaire, emballé par son côté loufoque et surréaliste. En phase avec la culture hippie naissante, il semble prendre le chemin de Fantasia pour devenir l'emblème de toute une génération. Mais c'est sans compter sur l'intervention de Disney qui, si elle laisse faire pour son film-concert, retire immédiatement de tout circuit de diffusion Alice au pays des merveilles. Finalement, le film a droit a une ressortie officielle au cinéma en 1974 accompagnée d'une affiche psychédélique. Il sera ensuite proposé à la vente en vidéo sans discontinu et remporte dès lors un franc succès commercial. Entre temps, le long métrage est entré dans l'inconscient collectif grâce notamment à sa musique (nommée pour l'Oscar de le Meilleur Musique) et ses chansons tandis que les critiques s'apaisaient. Elles le considèrent même désormais comme un grand classique intemporel.
Alice au pays des merveilles est un chef d'œuvre à voir et à revoir sans modération tant il surprend par ses innombrables qualités, au premier rang desquelles son incroyable capacité à traverser les époques.