Raja

À la fin des années 1950, le département animation n’est plus le fer de lance des studios Disney. Entre deux longs-métrages, la production de courts-métrages, en effet, s’est réduite comme peau de chagrin et se limite désormais principalement à quelques cartoons hors-séries. En 1960, c’est ainsi un script de Bill Peet qui est porté à l’écran. Intitulé Goliath 2, celui-ci met en scène un éléphant minuscule, honte de sa tribu, qui doit affronter les dangers de la nature. En plus de la maladresse de ses congénères qui regardent rarement où ils mettent les pieds, le tout petit Goliath doit également faire face à de nombreux ennemis, un crocodile carnassier, une souris railleuse, et Raja, un tigre hirsute aux griffes acérées.

Raja est le premier méchant à entrer dans l’histoire. Alors que la horde des éléphants déambule bruyamment dans la jungle, le tigre, caché derrière des bambous, surgit soudain de sa cachette. Le poil ébouriffé, les sourcils broussailleux, les moustaches tordues et le regard sournois, celui qui est présenté comme une « vieille crapule, malin comme un singe » n’a alors qu’une idée en tête, faire de son quatre heures le petit et innocent Goliath. Toute sa vie, Raja a en effet rêvé de goûter de la viande d’éléphant. Mais les pachydermes lui ont toujours été inaccessibles. Par leur taille, ces derniers, énormes, sont des proies inaccessibles. Impossible de les dévorer… Impossible, jusqu’à la naissance de Goliath, si petit que le tigre pourrait n’en faire qu’une bouchée ! Tapi dans l’ombre, avançant discrètement dans les hautes herbes, Raja attend dès lors la meilleure occasion pour se repaître de l’enfant. Mais la maman de Goliath veille au grain et attraper son petit n’est pas une mince affaire. Et malgré sa discrétion, Raja est systématiquement renvoyé dans ses buts.

Qu’à cela ne tienne, le tigre ne renonce jamais. Il est d’ailleurs facile pour lui de savoir que Goliath II est dans les parages. Les éléphants font en effet un vacarme du tonnerre à chaque fois qu’ils se déplacent. Surtout, le bébé, toujours curieux de découvrir la nature, s’écarte souvent du troupeau. Les appels de sa maman, qui hurle le prénom de son petit à travers toute la jungle, sont alors autant de signaux indiquant que la chasse est ouverte ! Raja n’a plus qu’à se précipiter afin de retrouver sa proie, une tâche toutefois difficile dès lors que maman Goliath s’en mêle. Raja réussit néanmoins à toucher au but. Goliath, coincé dans un tunnel, est à sa merci. Reste à le faire sortir de là. Toutes griffes dehors, Raja, une patte dans le sol, tire autant qu’il le peut sur la queue du petit éléphant. Mais de l’autre côté du tunnel, maman tente elle aussi de libérer son petit en l’aspirant avec sa trompe. Le tigre doit lutter de toutes ses forces. Il s’accroche à un tronc d’arbre avec ses pattes arrière. Mais le souffle de la maman est si puissant que Goliath lui échappe… Encore.

Raja a cependant une derrière chance de l’attraper. Fatigué d’être moqué et critiqué par les autres éléphants, Goliath II profite de la nuit pour s’enfuir. Pour le tigre, réveillé, c’est l’occasion rêvée. Mais la situation tourne mal, une nouvelle fois. Alertée par les cris de son fils, maman éléphant est encore là. Attrapé par la queue, Raja, traité de « vieille descente de lit mangée aux mites », se fait envoyer valser dans les airs. Il termine alors dans la gueule du crocodile qui l’avale tout rond. Le tigre profite toutefois d’un bâillement du reptile pour s’extraire de là et disparaître pour toujours de la jungle…

Personnage exubérant offrant à Goliath 2 de belles scènes de comédie, Raja est un tigre du Bengale chétif et malingre, dont la fourrure orange rayée de noire, d’apparence miteuse, laisse entendre que l’animal n’est pas un caïd de la chasse. Sa silhouette très maigre peut en effet suggérer que le félin ne mange pas tous les jours à sa faim. Pourtant, ce n’est pas faute d’essayer. Désireux de savoir le goût que peut avoir un éléphant, il met tout son cœur pour attraper Goliath II, suffisamment petit pour n’en faire qu’une bouchée. Mais chaque tentative est vaine. La maman de l'éléphanteau veille. Et à chaque fois, le tigre est vaincu, subissant au passage son lot de blessures et de maux. En cela, Raja s’inscrit dans la grande tradition des prédateurs qui, malgré leur bonne volonté, n’arrivent jamais à leurs fins à l’image de Bent-Tail, le coyote de Disney et, chez la concurrence, de Vil E. Coyote.

Raja semble également appartenir à la même famille que le félin vedette du court-métrage La Chasse au Tigre. Sorti en 1946, le cartoon met en scène Dingo et son éléphant. Durant une escapade dans la jungle, tous les deux se retrouvent alors aux prises avec un tigre anonyme. Animé par Milt Kahl, ce dernier ressemble à s’y méprendre à Raja. De là à conclure qu’il s’agit du même personnage, il n’y a qu’un pas. Ce pas est d’ailleurs d’autant plus facile à franchir que les tigres apparaissent tous les deux pour la première fois à l’écran en surgissant de derrière les bambous au cours d’une séquence animée identique. Seule différence, leur apparence graphique qui diffère un peu, le tigre de La Chasse au Tigre, tout sourire, étant plus touffu et plus rond que Raja qui apparaît plus dangereux.
Raja semble également être un lointain cousin de Louie le lion. Celui-ci reprend il est vrai les mêmes caractéristiques physiques que le félin de La Chasse au Tigre. Deux différences toutefois. Premièrement, il ne s’agit plus d’un tigre, mais d’un lion. Deuxièmement, Louie est dépourvu de rayures.

Créé par Bill Peet, le scénariste des (Les) 101 Dalmatiens et de Merlin l’Enchanteur, Raja est supervisé par John Lounsbery. Membre du groupe des Neuf Vieux Messieurs, Lounsbery est l’un des spécialistes de Pluto qu’il a animé dans de nombreux courts-métrages. Au cours de sa longue carrière chez Disney entre 1935 et 1976, année de son décès, il a donné vie à des dizaines de personnages remarquables tels que la Reine Grimhilde changée en sorcière, Grand Coquin et Gédéon, Ben Ali Gator, Chicken Little, le loup de Pierre et le Loup, Willie le géant, la rose chef d’orchestre et le chat de Cheshire dans Alice au Pays des Merveilles, monsieur Darling, le duo Tony et Joe dans La Belle et le Clochard, les rois de La Belle au Bois Dormant, le colonel Hathi, le Shérif de Nottingham ou bien encore Tigrou. Nommé coréalisateur des (Les) Aventures de Winnie l’Ourson et des (Les) Aventures de Bernard et Bianca, il décède avant que les deux longs-métrages ne soient achevés.

Pour créer Raja, Lounsbery a été épaulé par Cliff Nordberg et John Sibley. Engagé aux studios Disney en 1938, Nordberg a participé à la production de dizaines de courts-métrages et de tous les longs-métrages de La Boîte à Musique à Rox et Rouky. À son actif, figurent notamment des personnages comme Lucifer, le Chapelier toqué, le Lièvre de mars et le Loir, le Capitaine Crochet et le crocodile, Lady, le sergent Tibs, Horace et Jasper Badun, Dinky et Piqueur. Recruté en 1937, Sibley a pour sa part animé Dingo dont il est devenu l’un des spécialistes, les dinosaures de Fantasia, le gauchito volant, Ichabod Crane, Si et Am, les rois Stéphane et Hubert, ou bien encore Horace et Jasper Badun.

Elle-même parfois calquée sur celle de La Chasse au Tigre, une partie de l’animation de Raja a été recyclée dans Merlin l’Enchanteur. Le loup visible au début du film emprunte en effet certains traits du tigre. Surtout, le passage le montrant ventre à terre en train de poursuivre Arthur est en tout point semblable à celui montrant Raja rasant le sol pour attraper Goliath II.
L’animation de Raja a également été reprise dans Bizarreries de la Nature, un épisode de l’émission The Wonderful World of Disney diffusé sur NBC le 29 mars 1970.

Dans l’épisode La Rançon de la Poire de la série Super Baloo, un tigre anonyme, assistant de Shere Khan, possède les mêmes caractères physiques et les mêmes yeux malicieux que Raja.
Dans l'épisode L'Année du Chien extrait de la saison 4 de la série Mickey Mouse, la souris asperge de soda un lion et un tigre dont les traits ressemblent également beaucoup à ceux de Raja.

Personnage mineur de l’écurie Disney, Raja n’en reste pas moins un méchant particulièrement réussi, un beau bouffon qui, bien que n’apparaissant à l’écran qu’une poignée de minutes, offre au court-métrage Goliath 2 de beaux moments de comédie.