Roger Carel
La Voix Française de Disney
L'article
Roger Carel, de son vrai nom Roger Bancharel, est un acteur français né le 14 août 1927 à Paris. Il est bien connu des fans de Disney pour avoir été la voix française d'au moins 42 personnages Disney différents. À cela s'ajoute une carrière fantastique au théâtre, au cinéma et à la télévision qui en font l'un des acteurs les plus appréciés. Sa voix, à la fois reconnaissable et modulable à l'envie a marqué plusieurs générations et reste aujourd'hui indissociable de nombreux personnages...
Roger Carel est ainsi la voix française de Pongo (Les 101 Dalmatiens), Winnie l'Ourson, Coco Lapin et Porcinet (Les Aventures de Winnie l'Ourson et dérivés), Kaa (Le Livre de la Jungle et dérivés), Roquefort et Lafayette (Les Aristochats), Triste Sire (Robin des Bois), Chafouin (deuxième doublage d'Alice au Pays des Merveilles), Jiminy Cricket (deuxième doublage de Pinocchio, deuxième doublage de Coquin de Printemps), Bernard (Les Aventures de Bernard et Bianca et sa suite), Mickey, le narrateur et la Piste Sonore (Mickey Jubilé), Timothée (deuxième doublage de Dumbo), le Roi Hubert (deuxième doublage de La Belle au Bois Dormant), Piqueur (Rox et Rouky), Gurki, Crapaud et Bedaine (deux dans le premier, le dernier dans le deuxième doublage de Taram et le Chaudron Magique), Basil (Basil, Détective Privé), Gripsou, Arsène et Castor Major (La Bande à Picsou), Jock, Joe, le vieil homme du zoo et le Bouledogue (trois dans le deuxième, le dernier dans le troisième doublage de La Belle et Clochard), Charlie McCarthy, Mortimer Snerd et Edgar Bergen (deuxième doublage de Coquin de Printemps), Ludwig Von Drake (Walt Disney's Wonderful World of Color), C-3PO (toute la saga Star Wars), Kermit (Le Muppet Show), Richard Reed (Les Quatre Fantastiques), Geppetto et Merlin (Kingdom Hearts), Eugène Higgins (L'Ordinateur en Folie, Pas Vu, Pas Pris), Sir Didymus (Labyrinthe), Five Spot Charlie (L'Embrouille Est Dans le Sac), le Révérend Sikes (Desperate Housewives) et un dentiste (Hannah Montana - Saison 3).
En dehors du périmètre Disney, Roger Carel a été, également et entre autre, la voix d'Astérix (Astérix le Gaulois et ses suites), Alf (Alf), Benny Hill (Benny Hill), Milou (Les Aventures de Tintin), Basile (Babar), Capitaine Caverne (Capitaine Caverne), Malmoth, Gontrand (Clémentine), Dare Dare Motus (Dare Dare Motus), Isidore (Les Entrechats), Heckle et Jeckel (Heckle et Jeckel), Maestro, Pierre (Il Était une Fois... l'Homme, Il Était une Fois... l'Espace, Il Était une Fois... la Vie, Il Était une Fois... les Amériques, Il Était une Fois... les Découvreurs, Il Était une Fois... les Explorateurs, Il Était une Fois... notre Terre), Jolly Jumper (Lucky Luke), Mister Magoo (Mister Magoo), Fred Pierrafeu (Les Pierrafeu), Pixie et Dixie (Pixie et Dixie), Pomme, Porthos, Richelieu, Buckingham, le Narrateur (Les Trois Mousquetaire), Wally Gator (Wally Gator) ou Woody Woodpecker (Woody Woodpecker).
Enfin, et parallèlement à son statut de doubleur reconnu qui l'installe dans l'imaginaire collectif de générations entières de spectateurs et téléspectateurs, Roger Carel suit une riche carrière d'acteur, aussi bien sur scène, sur les ondes, à la télévision (l'Inspecteur Gerchard dans la série Arsène Lupin) qu'au cinéma, où il est un second rôle apprécié. Paysan dans Le Triporteur (1957), il est Victor dans Le Vieil Homme et l'Enfant (1967) et s'illustre notamment aux génériques d'On a Volé la Cuisse de Jupiter (1980), du (Le) Coup du Parapluie (1980) ou encore de Papy Fait de la Résistance (1983), où il incarne le Général Muller.
Chronique Disney a eu la chance de rencontrer l'artiste à son domicile en compagnie de son épouse.
[Laurent Armand-Zuniga] Quand avez-vous su que vous vouliez être comédien ?
[Roger Carel] Quand j'ai quitté le Quartier Latin, la tête farcie des maths de mon école d'ingénieur. Quelle idée, j'étais nul en maths, je voulais juste échapper au latin que j'avais trop étudié en internat. J'étais si influencé que j'ai voulu être curé.
[Laurent Armand-Zuniga] Une messe par Roger Carel, ça doit en valoir la peine !
[Roger Carel]
Oui, la prédication aurait été marrante ! Mais mon père voulait me voir dans l'administration ou l'ingénierie. Alors, j'ai souffert au Quartier Latin. Et puis, une de mes tantes très amie avec les parents du comédien Jean Marchat de la Comédie-Française, a organisé une rencontre. Il m'a entendu et envoyé dans le cours d'art dramatique de Bauer-Thérond, une dame charmante. J'y ai rencontré Michel Piccoli, Anouk Aimée, Françoise Arnoul ou encore Luis Mariano. J'ai commencé là et suis allé chez René Simon et ai ensuite immédiatement été engagé au théâtre. J'ai enchaîné pièce sur pièce sans temps mort.
Mon père a été très indulgent mais très inquiet, il me voyait clochard. Totalement étranger à cet univers, il imaginait les comédiens vivre comme des misérables. Cela me rappelle l'acteur Georges Wilson (directeur du Théâtre National Populaire) qui, à l'armée, s'est vu demandé par son commandant de compagnie si ça ne l'embêtait pas de vivre dans des roulottes.
[Laurent Armand-Zuniga] Comment avez-vous rencontré votre épouse ?
[Roger Carel] J'étais déjà acteur et elle avait moins de dix-huit ans et ne faisait pas partie du milieu de la comédie. Notre rencontre a été le début d'un bonheur qui dure encore.
[Laurent Armand-Zuniga] Vous avez refusé d'entrer à la Comédie-Française ?
[Roger Carel]
Deux fois. La première fois, c'était avec l'administrateur Pierre Descaves et Jacques Charron (avec qui j'avais beaucoup joué, notamment en Amérique du Sud). Je me souviens avoir un rendez-vous à 14 heures avec Pierre Descaves. Il est arrivé un peu en retard, rougi par un bon déjeuner. "Ah, Monsieur Carel, content de vous voir, vous savez qu'on a besoin de vous. Nous avons beaucoup parlé de vous dans la maison, vous avez beaucoup de soutien, vous seriez au début..." Et il s'endort en me parlant. On a frappé à la porte. Il ne répondait pas alors j'ai dit d'entrer, c'était Maurice Escande qui me dit : "Ah tu es là, mon grand ; et notre administrateur qui repose." Descaves se réveille : "Je disais donc à Monsieur Carel..." comme s'il n'avait pas dormi.
J'ai réfléchi à la maison mais un ami m'a dit que j'aurais été fou d'accepter car il fallait s'engager quinze ans et demander la permission à chaque projet annexe tel qu'un film. J'ai été sept ans en internat, un an et demi dans l'armée, je ne voulais plus avoir à demander une permission. J'ai donc refusé.
Deux ans après, Maurice Escande était l'administrateur : "Alors, cette fois, tu ne vas pas nous faire de misère ! Tu vas venir dans cette maison ! Évidemment tu ne gagneras pas ce que tu gagnes au boulevard ; évidemment tu auras peut-être des petites permissions à demander... mais s'il y a une guerre, tu es payé quand même". Ma femme a éclaté de rire. Quel argument ! J'ai refusé à nouveau et ça ne m'a pas tellement manqué car j'ai joué avec tous leurs acteurs par la suite.
[Laurent Armand-Zuniga] Qu'est-ce qui vous amène au doublage des dessins animés dans les années '50 ?
[Roger Carel] Ça s'est presque fait par hasard, même si le doublage fait partie des facettes du métier de comédien que j'ai entamé au théâtre. La scène est ce qui m'intéressait. Puis quand vous faites du théâtre, on finit par venir vous chercher pour faire un film, ensuite il y a eu les débuts de la télévision durant lesquels Bluwal, Lorenzi et d'autres sont venus à moi pour me proposer des directs. Un jour, un monsieur est venu me voir après un spectacle en me disant que je faisais des choses très différentes et si cela m'intéressait de faire du doublage de film. Je me suis dis pourquoi pas et j'ai commencé par le doublage de La Belle de Moscou (remake de Ninotchka), un film avec Fred Astaire. Et comme je faisais souvent des imitations et que je faisais dorénavant partie du monde du doublage, des gens de chez Disney m'ont proposé de faire des voix de dessins animés. C'est là que j'ai fait la rencontre de Winnie l'Ourson, des Hanna-Barbera (Wally Gator, Pixie et Dixie) et j'avais sans arrêt des films à faire.
[Laurent Armand-Zuniga] Comment identifier qu'un acteur de théâtre peut facilement passer au métier du doublage ?
[Roger Carel] Certes, c'est une discipline différente mais il faut tout de même être acteur pour la maîtriser. Je me souviens avoir rencontré des jeunes filles charmantes aux Champs-Élysées qui voulaient que je les aide à rencontrer un professionnel car son amie et elle faisaient des voix amusantes. Elles n'étaient pas comédiennes. J'ai dû leur expliquer qu'il fallait l'être sinon les acteurs allaient tous finir au chômage ! Et qu'il ne s'agit pas de lire un texte en prenant une voix, il faut interpréter et parfois adapter ; nombre de doubleurs ont commencé par le théâtre. Les gens ne s'imaginent pas qu'on est quelquefois dans le noir de 9h du matin à 10h du soir. Et après, on file au théâtre pour ne pas être retard !
[Laurent Armand-Zuniga] N'est-on pas lessivé avec un tel emploi du temps ?
[Roger Carel] Oh oui, parfois, d'autant plus que je faisais du théâtre et du cabaret. La journée, j'étais au doublage ou à la radio ! Levé à sept heures pour les feuilletons radio de RTL ou Europe 1, puis la synchro, les tournages (Arsène Lupin, Schulmeister, l'Espion de l'Empereur) et tous les soirs au théâtre ! À minuit, je filais à la Fontaine des Quatre Saisons de Saint-Germain-des-Prés rejoindre Boris Vian et les autres, jusqu'à trois heures du matin.
[Laurent Armand-Zuniga] Ce devait être malgré tout une époque formidable. Vous avez côtoyé tout Saint-Germain-des-Prés !
[Roger Carel] Ah oui, vous n'imaginez pas le bonheur que c'était ! Pensez bien que nous étions la génération où la guerre était finie. On avait passé quatre ans de cauchemar. Je n'en parle jamais mais c'était terrible de faire parfois quatre heures de queue pour ne rien avoir à manger, d'avoir l'électricité coupée de neuf heures du matin à cinq heures du soir, avec une reprise vers onze heures pour déjeuner. Pas de chauffage, pas de charbon. On ne pouvait pas aller au cinéma sans électricité. Quand il y avait une rare séance, elle était coupée par une alerte nous invitant à nous cacher dans une cave. Alors que dans les années cinquante, c'était fini ! Il n'y avait plus d'opinions politiques, tout le monde était d'accord. C'était fini. Saint-Germain, c'était une rencontre de personnes heureuses. Il y avait cinquante-deux théâtres qui fonctionnaient tous ! Les cinémas tournaient de dix heures du matin jusqu'à deux heures dans la nuit. C'était plein, les gens voulaient s'amuser.
[Laurent Armand-Zuniga] Comment identifie-t-on et trouve-t-on la voix d'un personnage ? Copie-t-on la voix américaine ?
[Roger Carel] En principe, chez Disney, oui, on vous demande de retrouver le même timbre. Les personnages que je double chez Disney sont d'ailleurs généralement doublés par le même acteur américain. Sauf que dans Les Aventures de Winnie l'Ourson, j'en faisais trois et lui uniquement l'ourson.
[Laurent Armand-Zuniga] Mais quand vous en faites trois dans une même scène, vous passez de l'un à l'autre ou vous les doublez séparément ?
[Roger Carel] Je passe de l'un à l'autre directement sauf quand il y a un chevauchement de répliques et qu'on est obligé de faire une deuxième piste. Sinon, je faisais bien les trois en même temps. De Winnie, je passais à Coco Lapin et Porcinet. Dès que le personnage arrivait, j'avais sa voix.
[David Scordia] Le personnage Disney que vous avez doublé le plus longtemps est Winnie l'Ourson (durant quarante ans).
[Roger Carel] Winnie chez Disney et Astérix. Aujourd'hui, c'est Jean-Claude Donda qui fait Winnie, Hervé Rey pour Porcinet, et Michel Mella pour Coco Lapin. Trois personnes pour me remplacer, c'est surtout embêtant pour l'employeur !
[Laurent Armand-Zuniga] Ces voix qui vous identifient et qui sont la base de votre succès, vous vous en sentez propriétaire ?
[Roger Carel] Ah non, pas du tout. C'était mon travail du moment ; quand vous jouez Molière, vous n'êtes pas dépositaire du personnage de Molière.
[Laurent Armand-Zuniga] Pourtant, quand nous voyons quelqu'un d'autre que vous doubler Winnie, nous sommes perturbés.
[Roger Carel] Oui, il y a une habitude du téléspectateur, c'est comme Columbo, les gens n'avaient pas envie d'entendre quelqu'un d'autre que Serge Sauvion. Ou alors, il y a des personnages comme Benny Hill où je me suis amusé comme un fou parce qu'il fait tout ce que j'aime faire : prendre toutes les voix, tous les accents et faire à la fois des hommes et des femmes. C'est un plaisir car les difficultés sont intéressantes. Quand vous doublez un très grand acteur dans un film dramatique, vous allez tout faire pour ne pas le trahir. Je me suis vu moi-même doublé dans des films que j'ai vu à la télévision lorsque j'étais en tournage en Roumanie : je regardais Arsène Lupin et les voix roumaines qui doublaient Henri Virlogeux et moi-même ne collaient pas du tout ! Mais peut-être les Roumains trouvaient-ils cela très bien.
[David Scordia] Vous avez également doublé Mickey et Dingo !
[Roger Carel] Oui, tout au début dans le cadre de petits courts-métrages. C'était il y a longtemps, à l'époque où j'avais également fait des dessins animés de Max Fleischer avec Michel Roux. Mais je leur ai dit que je n'allais pas pouvoir tout faire, d'autant plus qu'on venait de me donner les trois personnages des Aventures de Winnie l'Ourson. C'est plus un problème d'emploi du temps qu'une difficulté à en faire la voix. À l'époque, j'avais aussi les personnages d'Hanna-Barbera comme Wally Gator, Pixie et Dixie (qui avaient une voix assez proche de celle de Porcinet). J'étais enroué le jour où je devais faire un essai pour Wally Gator. J'ai dit que je ne pouvais pas le faire mais ils ont insisté, je l'ai donc fait enroué. Et voilà qu'on me téléphone pour me dire que je suis pris. Dites-vous bien que chaque fois que j'ai fait Wally Gator, j'ai du faire l'enroué !
[Laurent Armand-Zuniga] Avez-vous conscience d'avoir doublé l'icône américaine par excellence (Mickey) et celle des Français (Astérix). Un acteur qui réunit Astérix et Mickey dans sa carrière n'est quand même pas banal !
[Roger Carel] Ce sont des personnages que les gens aiment retrouver, on me demande aussi très souvent Z-6PO et Kaa le serpent.
[David Scordia] Vous avez repris récemment Kaa dans la publicité de Disneyland Paris !
[Roger Carel]
Oui, ils m'ont téléphoné et m'ont demandé si ça ne m'ennuyait pas de le faire, c'était avec plaisir !
Je suis aussi allé faire Maestro sur un film-annonce pour Il Était une Fois... l'Homme, dans le cadre d'une restauration de la série orchestrée par Hélène, la fille d'Albert Barillé, malheureusement décédé.
[David Scordia] Quelle différence pour vous entre la voix de Kaa adulte et celle de Kaa enfant dans Le Livre de la Jungle Souvenirs d'Enfance ?
[Roger Carel]
Il n'y en a pas, il fallait juste un peu la rajeunir ! Il faut garder à peu près le ton du personnage... mais en plus jeune !
La voix ne m'a jamais posé de gros problèmes, j'ai eu beaucoup de chance de pouvoir me balader dans tous les accents possibles. J'ai doublé des films dramatiques, sans que ça se sache. On m'a dit une fois : "C'est embêtant, on a essayé tous les vietnamiens de Paris pour un personnage dramatique, le père d'un Khmer rouge qui se fait tuer". Il m'a fallu prendre un accent d'un vieil homme vietnamien sans que ça ait jamais l'air ridicule.
[Laurent Armand-Zuniga] Le doublage du Muppet Show est probablement une des plus belles réussites de ce métier grâce à l'alchimie entre vous et Micheline Dax, Francis Lax, Pierre Tornade, Gérard Hernandez. Vous avez même créé des répliques qui n'existaient pas dans la version originale.
[Roger Carel] Oui parce que, comme dans Benny Hill, on est tributaire de rires enregistrés qui tombent à un moment précis sur la bande. Il fallait donc trouver un gag équivalent qui tombe pile avant les rires car ce qui fait rire un Londonien avec un gag sur une cuisinière qui passe à la télévision mais que personne ne connaît en France, ne fera pas rire ici. Or Benny Hill imitait parfois cette dame. Et dans Le Muppet Show, nous étions confrontés au même problème : des jeux de mots anglais qui ne fonctionnent pas chez nous, il fallait en trouver un qui corresponde pour que le rire tombe au même moment.
[Laurent Armand-Zuniga] Lors du générique du Muppet Show, lorsque le rideau se lève, vous faites dire à Kermit une plaisanterie. Or, il ne dit rien dans la version originale. Vous avez donc inventé une blague à chaque générique ! Etaient-elles écrites ou spontanées ?
[Roger Carel] Michel Salva qui avait acheté les droits français de la série ne savait pas tellement où il mettait les pieds et était très inquiet. Il nous a réunis et nous a dit qu'on allait essayer à nous cinq sans savoir ce que ça allait donner en France. Il ajouta que les personnages étaient monstrueux à regarder, que ça faisait beaucoup rire en Angleterre et qu'il doutait du bon accueil du public français. Il comptait sur nous pour l'aider à faire du bon travail et en participant de nos idées. Alors, vous imaginez qu'avec des Lax, Dax, Hernandez, on improvisait sans dire aux copains ce qu'on allait changer, ce qui nous a causé de nombreux fous rires suite à des répliques inattendues. Un jour, Peter Ustinov (que j'ai beaucoup doublé) était venu se doubler lui-même et nous avait dit que notre version était meilleure que l'anglaise et qu'on y avait apporté une fantaisie supplémentaire au-delà des marionnettes.
Caricature offerte par un fan
[Laurent Armand-Zuniga] Et vous avez ancré Le Muppet Show dans l'humour rabelaisien des français !
[Roger Carel]
Oui, et cela a eu son influence avec notamment la pastiche politique du Bébête Show.
Salva avait vraiment bien fait de prendre cette série, tout comme Alf. Il était venu me voir en me demandant de trouver une voix à ce personnage de nature imprécise et qui plaisait beaucoup aux Etats-Unis de par le fait qu'il fichait une grande pagaille dans une famille. Et aujourd'hui, les enfants ne connaissent que la voix d'Alf que j'ai créée.
[David Scordia] Savez-vous pourquoi Z-6PO s'est finalement fait appeler C-3PO ?
[Roger Carel]
Oui, ce sont les Américains qui nous l'ont demandé. Lors du premier doublage, on avait traduit "ci-three-pi-o" par "zed-sisse-pé-o" car cela collait mieux phonétiquement. Mais un jour, les Américains nous ont repris et ont demandé à ce qu'on respecte le nom original de C-3PO. Il a fallu redoubler et faire des raccords.
De même, il nous avait fallu redoubler Jiminy Grillon en Jiminy Cricket parce que les enfants l'appelaient comme ça. Le texte de la Fée Bleue doublé par Evelyne Selena a changé également car elle citait son nom. Les termes qu'emploient les enfants changent alors il fallait nous mettre à la page pour mieux leur correspondre. Alors il faut faire attention maintenant dans un doublage d'éviter l'emploi d'un terme trop à la mode pour ne pas avoir à le modifier par la suite.
[Laurent Armand-Zuniga] Comment cela se passe-t-il ? On vous appelle pour le redoublage et vous revenez sans sourciller, c'est tout de même la preuve d'une légitimité incroyable que de rappeler la même personne.
[Roger Carel]
C'est vrai. C'est parfois amer quand on vous dit que vous ne serez pas avec untel car il est décédé. Aujourd'hui, je n'ai plus Roux, Poiret, Serrault, Maillan, ils nous ont tous quittés alors on me dit souvent que telle personne sera remplacée par une autre qui va tenter de reproduire le même type de voix, preuve de la qualité du matériel original. Cela est aussi dû au public qui ne veut pas que la voix change.
Quand j'étais enfant, j'avais l'impression que Gary Cooper parlait très bien français et je ne me l'imaginais pas avec une autre voix. De même pour Laurel et Hardy que les doubleurs français ont doublé en prenant un accent alors qu'ils parlent normalement en anglais. Il y a un peu plus d'un an, on m'a dit : "Roger, on a un problème, il y a des Laurel et Hardy qui n'ont jamais été doublés, on a besoin de toi pour les doubler, en imitant ce qu'avaient fait les acteurs français de l'époque." L'ingénieur du son a dû également trafiquer son micro pour en faire un mauvais micro au son nasillard des années '30.
[Laurent Armand-Zuniga] C'est amusant qu'ils aient pensé à vous !
[Roger Carel] Oui, ils ont dû chercher et on leur a dit : "Demandez à Roger, peut-être qu'il saura le faire !".
[Laurent Armand-Zuniga] Quand on a fait Benny Hill, on est capable de tout faire !
[Roger Carel] Oui ! Cela crée parfois des situations amusantes. Un jour, un ami est venu me voir avec un dessin animé d'un personnage que je pensais nouveau. Il me dit que c'était un petit renard que j'avais déjà fait il y a quinze ans. Je n'en avais aucun souvenir et lui ai demandé s'il avait une bande son de l'époque, ce qui n'était pas le cas. Quand c'est un personnage récurrent que je connais beaucoup comme Winnie ou Astérix, pas de problème ; mais là, c'était un petit renard qui apparaissait quelques secondes il y a quinze ans et qui maintenant faisait un film. J'ai donc fait une nouvelle voix bidon !
[David Scordia] Il est amusant de constater que vous avez dû doubler Jiminy dans Le Noël de Mickey à trois reprises. Malgré les redoublages, ils conservent tout de même votre voix, preuve d'une légitimité incroyable.
[Roger Carel] Oui ! Voyez le prochain Astérix en 3D qui sortira en 2015, je suis le seul à reprendre le rôle. On a encore une séance fin mai et une en 2015. Ils sont optimistes, à mon âge !
Dessin hommage réalisé par Manon Fourès
[David Scordia] Il y a des films où vous doublez tellement de personnages qu'on vous imagine seul à faire tout le monde !
[Roger Carel] C'était une blague que me faisait Francis Blanche. Vous êtes trop jeune pour l'avoir connu, j'ai fait Signé Furax avec lui. Et pour s'amuser, il écrivait une scène dans le feuilleton et me disais : "Ah, Roger, tu as celui qui fait Von-Je-Ne-Sais-Quoi avec un partenaire qui est Belge et tu es tout seul." À chaque réplique, il me fallait changer d'accent et jouer avec moi-même. Et il faisait "Maintenant, on va se reposer un peu et on va regarder Carel travailler..." J'étais habitué à ce genre de pièges !
[David Scordia] On pense notamment aux Aventures de Winnie l'Ourson où vous doublez Winnie, Coco et Porcinet ou encore à Coquin de Printemps où vous doublez Jiminy, Edgar Bergen, Charlie McCarthy et Mortimer Snerd.
[Roger Carel] Oui, c'est vrai, mais ça m'amusait plutôt ! Il y avait Michel Roux qui était aussi d'une grande habileté. J'ai beaucoup travaillé avec lui et il pouvait faire des choses très différentes.
[David Scordia] Beaucoup de fans Disney vous ont adoré dans le documentaire revenant sur le doublage des Aventures de Bernard et Bianca tourné à Disneyland Paris et dans lequel vous semblez très bien vous entendre avec Perrette Pradier.
[Roger Carel] Oui, souvenir un peu triste car notre petite Perrette nous a quittés il y a très peu de temps. J'ai beaucoup joué au théâtre avec elle et c'est moi qui l'avais amenée au doublage. On jouait ensemble au Théâtre des Variétés et elle me dit qu'elle aimerait bien essayer de faire du doublage. Je l'ai présentée et après un essai, elle était engagée.
[David Scordia] Y a-t-il un personnage Disney que vous n'avez pas doublé et dont vous aimez particulièrement la voix ?
[Roger Carel] J'aimais particulièrement ce que faisait Philippe Dumat, notamment avec le personnage de Picsou. Et ça m'amusait car je faisais Gripsou, l'écossais aussi riche et avare que lui. C'est un bon personnage, Picsou.
[Philippe Chabriel] Quel effet cela vous faisait-il d'entendre votre voix sur quasiment toutes les chaînes de télévision ?
[Roger Carel] En fin de compte, je ne m'y attardais pas beaucoup car je connaissais déjà bien les programmes pour avoir travaillé dessus et je regardais donc généralement autre chose.
[Laurent Armand-Zuniga] L'accent allemand que vous prenez quelquefois dans Benny Hill est ahurissant.
[Roger Carel]
C'est vrai, j'en ai fait beaucoup. Un jour, j'ai du faire un officier SS et à la projection du film, je me suis trouvé à côté d'un producteur qui était allemand. À la fin du film, il est venu me parler en allemand et je lui ai avoué que je ne parlais pas la langue. Surpris, il me dit que j'avais très bien parlé dans le film mais il s'étonnait du fait que mon personnage, un SS, avait un accent juif. Il avait cru qu'il s'agissait d'une note humoristique volontaire. Trouvant ce genre d'humour contestable, je lui ai assuré que ce n'était pas voulu et que les Allemands qui ont tourné avec moi ne m'avaient rien dit !
J'ai doublé également un très grand acteur shakespearien du nom de Pickup qui avait interprété Einstein dans une composition extraordinaire. Il avait la quarantaine et avait été vieilli magnifiquement bien par la même équipe que celle de La Planète des Singes. Pour les scènes très bouleversantes, je l'écoutais au casque en anglais pour reproduire son accent sémite allemand. J'ai du retrouver cet accent sans le rendre ridicule, notamment sur une scène où il apprend le décès de son père. C'était formidable et j'oubliais qui j'étais et avais pour unique but de ne pas trahir l'acteur. Il faut parfois oublier ce que vous savez faire, ne pas le jouer comme vous l'auriez vous-mêmes joué ni refaire la mise en scène, il faut savoir se mettre dans la peau de l'acteur et résister à la tentation de cabotiner. Certains acteurs choisissent eux-mêmes leurs doubleurs pour cette raison.
[Laurent Armand-Zuniga] Lors d'un doublage, participez-vous au travail de réécriture ?
[Roger Carel] Non, pas du tout. Cela peut arriver lorsqu'on me demande de dire des choses qui me paraissent difficile à dire oralement. J'en discute avec l'adaptateur et nous essayons de trouver autre chose que j'aurais mieux en bouche. On a parfois du mal avec les films japonais par exemple. Pour avoir l'air naturel sur des "Hoo Yah Tah ! Ho ! Hou !", c'est difficile. Si c'est un film de guerre, ça peut passer mais allez dire "Que tout le monde se rassemble !" sur des "Hoo Yah Wouah Ta !". Déjà qu'on a des problèmes avec l'anglais qui est une langue concise quand on doit dire "Oui, mon commandant !" sur "Yes, sir!". Alors, on triche avec un "C'mandant !" pour faire entrer la phrase dans la bouche du personnage.
[Laurent Armand-Zuniga] Avez-vous déjà quémandé un personnage ou sont-ils tous venus à vous ?
[Roger Carel] Non, ils venaient à moi. Au contraire, j'en ai parfois refusé, plus pour une question d'emploi du temps avant tout. J'avais beaucoup de travail. Au théâtre, je faisais une pièce et avais déjà la proposition de la suivante, une situation confortable et rêvée pour tout acteur. Poiret me disait toujours : "T'es libre quand ? T'es libre quand ?". Mais je jouais certaines pièces pendant longtemps : L'Amour des Quatre Colonels de Peter Ustinov a duré cinq ans sans discontinuer, j'ai joué plus de mille représentations de Gog et Magog avec François Périer au théâtre de la Michodière, deux ans de La Puce à l'Oreille au théâtre du Palais-Royal. Je n'ai jamais arrêté de travaillé jusqu'à maintenant où j'ai décidé que c'était suffisant. Je continue toutefois quelques petites choses comme Astérix pour faire plaisir à Uderzo. Mais j'ai demandé à Jean-Claude Donda de reprendre Winnie. À 86 ans, il est temps de permettre à ma femme de me voir un peu !
[Laurent Armand-Zuniga] Avez-vous conscience du nombre de personnes qui sont fans de vous ?
[Roger Carel]
Non, pas tellement. Depuis que j'ai un ami qui me tient au courant des messages de mes fans sur Facebook, je le sais évidemment. Il y a beaucoup de gens qui disent des choses très gentilles. Pour nombre d'entre eux, j'ai bercé leur enfance, cela va de très jeune à très âgé. J'en suis le premier surpris.
Il y a très peu de temps, j'ai rencontré un monsieur qui avait autant de cheveux blancs que moi et qui me dit : "Oh, je suis content de vous rencontrer, Monsieur Carel... toute mon enfance !" J'étais étonné et puis j'ai réfléchi au fait que j'ai fait les premiers dessins animés dans les années '50. S'il avait dix ans à l'époque, quel âge a-t-il maintenant ? Mes 86 ans, je ne les sens pas tellement donc ça me surprend toujours de voir de vieux messieurs qui me parlent de leur enfance !