Ruthie Tompson

Le 10 octobre 2021, une page de l’histoire des studios Disney se tourne avec le décès d’une des dernières pionnières de l’animation à avoir connu Walt et Roy, Ruthie Tompson.

Ruth (Ruthie) Tompson naît le 22 juillet 1910 à Portland, dans le Maine. Élevée à Boston, dans le Massachusetts, elle a huit ans lorsque, en novembre 1918, ses parents Ward Tompson et Arlene Sterling quittent la côte Est pour s’installer à Oakland, près de San Francisco. Aux côtés de sa sœur, la petite fille découvre alors le soleil et les plages de sables blancs de la Californie. Dans les rues, tout le monde célèbre l’armistice. Les réjouissances sont toutefois de courte durée. Les masques commencent à couvrir les visages pour faire face à la grippe espagnole qui se propage comme une traînée de poudre depuis avril 1918. Ruthie est elle-même contaminée... Au total, cinq-cents millions de cas sont répertoriés dans le monde entier. En l’espace de quelques mois, entre vingt-cinq et quarante millions de personnes succombent. Au printemps 1919, lorsque la pandémie cesse enfin, la petite Ruthie fait partie des survivants.

Ruthie Tompson lors du tounage d'un opus des Alice Comedies
(source : mindyjohnsoncreative.com)

Choyée par sa famille, Ruthie Tompson assiste peu à peu à la séparation de ses parents qui divorcent finalement en 1924. Sa maman, Arlene, se remarie avec l’artiste John Roberts. La petite famille recomposée quitte alors la baie de San Francisco pour s’installer à Los Angeles. John poursuit sa carrière de peintre. Arlene devient figurante pour le cinéma. Située dans le quartier de Los Feliz, leur petite maison joliment décorée par le couple est coquette. Parmi les quelques voisins avec lesquels la famille sympathise, figure notamment un certain Robert Disney qui, avec son épouse Charlotte, est l’heureux papa d’un tout jeune bébé. Invitée avec ses parents à rendre visite au nourrisson, Ruthie Tompson croise un jour le jeune Walt Disney, vingt-et-un ans, qui vit depuis 1923 chez son oncle. Après avoir mené quelques expériences dans le garage de Robert, il vient d’ailleurs d’ouvrir un nouveau studio avec son frère Roy. Chaque fois qu’elle se rend à l’école, Ruthie passe ainsi devant la devanture de ce qui s’appelle encore The Disney Brothers Studio. Collant son nez à la vitrine pour voir ce qui se trame à l’intérieur, elle est maintes fois encouragée à entrer par les deux frères qui l’autorisent à regarder les différents travaux en cours. Toujours à la recherche de figurants pour ses courts-métrages, Walt dirige même la petite fille dans quelques opus des Alice Comedies ! Elle est payée vingt-cinq cents, un maigre salaire qui lui permet de se faire plaisir en s’achetant quelques sucreries.

Âgée de dix-huit ans, Ruthie Tompson termine ses études au lycée d’Hollywood avant d’être engagée à la Dubrock’s Riding Acamedy. Là, elle croise régulièrement les frères Disney qui viennent s’adonner à leur passion du polo. Se souvenant de la charmante petite fille qui vivait dans la même rue que son oncle, Walt lui propose un jour de travailler pour lui. Les jeunes studios Disney sont en effet en pleine effervescence. Mickey est devenu la coqueluche du public grâce à Willie, le Bateau à Vapeur, le premier court-métrage sonore. La série des Silly Symphonies est également plébiscitée. Walt Disney a besoin de nouvelles recrues, notamment parmi ses encreuses. Ruthie Tompson accepte avec plaisir ce nouveau boulot dont elle ne connaît absolument rien. Après avoir été formé à l’encrage, elle passe ensuite au département peinture. Là, elle collabore à plusieurs courts-métrages comme Les Revenants Solitaires avant de participer au grand projet du moment, Blanche Neige et les Sept Nains.

Ruthie Tompson, Dot Smith, Walt Disney et Donna Luppo

Le triomphe du premier long-métrage de Disney permet aux studios de transformer l’essai. Avec ses collègues, Ruthie Tompson est associée à la production de Pinocchio, de Fantasia, de Dumbo, de Bambi. Remarquée pour son professionnalisme et sa bonne humeur très communicative, Tompson monte progressivement en grade. Elle pose ainsi ses pinceaux et se retrouve chargée de la vérification de chaque celluloïd. Le poste est important car il s’agit de s’assurer que chaque feuille de plastique a été soigneusement peinte avant d’être photographiée. Après avoir collaboré à la création de dizaines de films produits durant la Seconde Guerre mondiale, Ruthie Tompson continue sa progression dans les échelons. Elle devient alors « animation checker », un poste à responsabilité puisqu’il s’agit d’inspecter la qualité de l’animation, de vérifier le bon usage des couleurs, de s’assurer que les artistes ont bien respecté le cahier des charges fixé par les réalisateurs, d’envoyer les bonnes séquences au département caméra ou bien encore de confirmer que les mouvements des lèvres des personnages correspondent bien aux dialogues enregistrés en amont...

Ruthie Tompson durant la production de La Belle au Bois Dormant

En 1948, Ruthie Tompson change une nouvelle fois de casquette et intègre le département caméra. Son rôle consiste à filmer les séquences animées. Il s’agit en outre d’imaginer les différents mouvements de caméra permettant de rendre une scène encore plus vivante. Maniant son matériel avec dextérité et brio, elle se fait tout de suite remarquer pour son talent. L’International Photographers Union, l’association des caméramans et opérateurs du cinéma, l’invite même à rejoindre ses rangs dès 1952. Elle n’est alors que la troisième femme à avoir cet honneur. Véritable touche-à-tout, Ruthie Tompson continue de progresser au sein des studios. Elle travaille sur Donald au Pays des Mathémagiques et La Belle au Bois Dormant. Le nombre de projets animés des studios Disney se réduisant comme peau de chagrin, elle rejoint entre 1960 et 1962 le réalisateur Jack Kinney parti chez King Features Syndicate TV pour superviser la série Popeye the Sailor. De retour au bercail, Tompson est associée à la production de Mary Poppins, Les Aristochats, Robin des Bois et Winnie l’Ourson et le Tigrou Fou. Les Aventures de Bernard et Bianca est son ultime participation avant de se retirer en 1975 après quarante ans de bons et loyaux services.

Ruthie Tompson sort ponctuellement de sa retraite pour superviser l’encrage et la peinture sur Le Seigneur des Anneaux de Ralph Bakshi. Elle offre également son expertise au film Metamorphoses de Takahashi Masunaga. Seule, jamais mariée et sans aucune descendance, Ruthie Tompson décide finalement de finir sa vie comme résidente de la Motion Picture and Television Fund Country House, la maison de retraite de Woodland Hills réservée aux anciens employés du monde du cinéma et de la télévision. Pensant n’y passer que quelques années, la vétérane n’imagine alors pas qu’elle y restera plus de quarante ans ! Laissant les années filer derrière elle avec panache et joie de vivre, Ruthie Tompson passe ainsi de septuagénaire à octogénaire... D’octogénaire à nonagénaire... De nonagénaire à centenaire... De centenaire à Supercentenaire ! « Mon secret ?... En fait, je suis un vampire ! », répond-elle alors systématiquement aux personnes qui lui demandent le secret de son incroyable longévité !

Kathryn Beaumont, John Lasseter, Ruthie Tompson et Alice Davis

En 2000, Ruthie Tompson, fringante jeune femme de quatre-vingt-dix ans (!) qui nourrit une vraie passion pour les Los Angeles Dodgers, est distinguée par les studios Disney qui lui remettent un Disney Legend Award pour l’ensemble de sa carrière. Réputée pour être la plus ancienne femme ayant jamais travaillé dans l’animation, elle reçoit son prix des mains de Bob Iger, alors CEO de The Walt Disney Company. Treize ans plus tard, elle fait partie des invités présent à la grande célébration des quatre-vingt-dix ans des studios Disney aux côtés d’artistes comme Alice Davis, Burny Mattinson, Kathryn Beaumont et John Lasseter. En 2017, c’est au tour de l’Académie des Arts et des Sciences du Cinéma de l’honorer. En juillet 2020, alors que Tompson souffle ses cent-dix bougies, un véritable parterre de célébrités lui souhaitent son anniversaire, au premier rang desquels la comédienne Whoopi Goldberg.

Ruthie Tompson et Whoopi Goldberg

Adorée par ses amis, par ses collègues et par la profession tout entière, Ruthie Tompson est décédée le dimanche 10 octobre 2021 à l’âge de cent-onze ans ! Elle aura, entre autres, connu deux Guerres Mondiales, la guerre froide, la conquête spatiale, deux pandémies et l’élection de quelques vingt présidents américains successifs. Avec sa disparition, s’évanouit dès lors un peu plus ce XX^e siècle à présent révolu. Avec sa mort, c’est surtout une page entière de la vie des studios Disney qui se tourne. Ruthie Tompson fut en effet une des dernières personnes à avoir personnellement connu Walt et Roy, dont elle ne cessa jamais de perpétuer le souvenir durant sa très longue et incroyable existence...

« Ruthie était une légende parmi les animateurs », a déclaré Bob Iger quelques heures après l’annonce du décès, « Et chacun des films auxquels elle a contribué – de Blanche Neige et les Sept Nains aux (Les) Aventures de Bernard et Bianca – restera à jamais parmi les classiques. Son sourire et son sens de l’humour nous manqueront beaucoup, mais son travail exceptionnel et son esprit novateur demeureront à jamais pour nous une source d’inspiration ».