Waking Sleeping Beauty
Le synopsis
Disney : ton univers impitoyable ou comment, entre 1984 et 1994, se sont joués des drames, intrigues et révolutions de palais entre petits génies et grands égos de l'Animation et de l'Entertainment : rester au sommet du box-office n'est décidément pas une sinécure... |
La critique
L'animation est indissociable de la signature Disney. Walt Disney et ses studios sont à l'évidence dans l'inconscient collectif des spectateurs du monde entier les premiers et véritables représentants du genre. Cette image est d'ailleurs si forte que tout un chacun pense que la magie est éternelle et que l'animation ne s'arrêtera jamais chez la firme au château enchantée. Pourtant, le maintien de cette activité au sein de la Walt Disney Company n'a jamais été un long fleuve tranquille. Au contraire même, l'animation a régulièrement été en danger chez les studios de Mickey. Déjà, dans les années 60, les financiers, emmenés par Roy Disney, le frère de Walt en personne, organisent une bronca contre cette activité jugée peu rentable et fantasque. C'est Walt Disney lui-même qui se doit de monter au créneau pour sauver la division Animation au sein de sa propre compagnie, arguant que ses films constituent le carburant essentiel au fonctionnement du moteur Disney. Il démontre, à raison, que l'âme de la firme qui porte son nom se trouve dans ses personnages animés et ses histoires contées qui constituent, ensemble, la base nourricière de tous les autres profits. Le Maître mène ce combat stratégique jusqu'à sa mort. Une fois parti, la donne change. Mickey et ses amis, orphelins, n'ont plus une personne de taille suffisante pour les défendre. La firme s'endort, et comme sa légendaire Aurore, prend vite des airs de belle endormie. Elle se réveille fort heureusement, juste avant d'être avalée par un concurrent, sous la direction d'un nouvel homme fort, Michael Eisner. A partir de la fin des années 80, les studios d'animation Disney vivent, en effet, avec lui un troisième âge d'or.
La troisième renaissance dans l'histoire des studios Disney commence donc en 1984 à la faveur d'un coup de force orchestré de main de maitre par Roy Disney, le neveu de Walt. Ce dernier entend, en effet, réveiller le moribond studio de son oncle. Il s'appuie pour cela sur deux hommes, Jeffrey Katzenberg et Michael Eisner. Le premier prend la tête de la division Films tandis que le second s'impose vite à la Direction Générale. Il vient d'ailleurs avec ses troupes, venues pour l'essentiel de la Paramount, et - premier signe inquiétant avec le recul - investit sans état d'âmes les locaux créés à l'origine par Walt Disney lui-même dans le but d'offrir à ses animateurs un espace de travail convivial et créatif. Jusque dans la répartition des bureaux, la part belle est faite aux financiers et administratifs. Très vite, se pose d'ailleurs la question de la production animée : elle est, en effet, vue comme un non-sens économique à rapidement contenir. La priorité de la nouvelle Direction est, il est vrai, de relancer la sortie de films "live", touchant un plus large public que celui ordinairement atteint par Disney. Le label Touchstone voit ainsi, et pour cela, le jour. L'animation, elle, est envisagée comme un ovni ; les nouveaux dirigeants ne comprenant rien à son aura. Fort heureusement, Roy Disney veille au grain et la défend bec et ongle, aidé en cela par Jeffrey Katzenberg. Ce dernier réorganise, il est vrai, tout le système de décisions dans la gestion des projets animés pour lui rendre souplesse et efficacité. Pour autant, il ne parviendra jamais à changer le sentiment des financiers sur les animateurs. Ces derniers, d'abord vus comme des enfants gâtés, sont bien vite éloignés, à la manière de véritables pestiférés. Remisés dans des préfabriqués situés à l'arrière d'un parking, une ville plus loin (Glendale) par rapport aux studios historiques de Burbank, ils sont rapidement marginalisés. Contre toute attente, cet éloignement leur sera salutaire. Libérés des interventions incessantes des responsables financiers, les artistes Disney retrouvent, en effet, le foisonnement qui leur est propre, digne du tout premier âge d'or, à l'époque du cultissime Blanche Neige et les Sept Nains ! Durant la période " Jeffrey Katzenberg", chaque film (Oliver & Compagnie, La Petite Sirène, Bernard et Bianca au Pays des Kangourous, La Belle et la Bête, Aladdin et Le Roi Lion) fait mieux que le précédent, non seulement artistiquement mais aussi financièrement. Le Roi Lion explose même les records et amène les financiers de Disney (et par la même ceux des autres studios) à enfin s'intéresser au genre. Devenue juteuse, l'animation n'est plus vue comme un art mineur, caprice de quelques allumés.
Waking Sleeping Beauty raconte cette période emblématique du studio de Mickey. Si elle est somme toute bien connue, le documentaire présente l'avantage indéniable de la mettre en perspective, notamment en proposant une vision de l'intérieur. Il ouvre ainsi aux spectateurs les portes des bureaux feutrés de la Direction Générale et en révèle bon nombre de ses secrets. Combinant images d'archives et interviews récentes des grands décisionnaires et acteurs de l'époque, il décortique comme rarement avant lui ces moments clés dans l'histoire contemporaine de la Walt Disney Company. L'un d'eux est d'ailleurs particulièrement éclairant sur la manière dont sont menées les grandes multinationales. Il se passe, en effet, un retournement de tendance aussi brutal qu'excessif. Ne remettant jamais en cause la pertinence des analyses livrées par ses financiers, le staff de direction ne s'émeut pas le moins du monde d'ordonner le lendemain le contraire de ce qu'elle a décidé la veille.... Elle passe ainsi du rejet total de l'activité "Animation" vue outrancièrement comme un non-sens économique à son adoration sans limite ; la réussite du Roi Lion et ses millions de dollars de recettes finissant par mettre tout le monde d'accord sur le sujet. Au fur et à mesure des succès critiques et commerciaux, les luttes intestines s'accroissent chez Disney, les égos se développant et les combats de coqs s'enchainant. Il faut dire que l'affiche est belle : Roy Disney, Michael Eisner et Jeffrey Katzenberg sont, en effet, de redoutables combattants qui entendent rester sur le ring pour autant occuper l'espace que remporter la victoire. Et peu importe si l'affrontement interne est contre-productif : le seul objectif poursuivi est de prendre l'ascendant sur les autres... Dans cette guerre sans foi, ni loi, deux hommes de l'ombre (Peter Schneider et Frank Wells) vont pourtant jouer les médiateurs salutaires : inconnus du grand public, ils sont ceux qui, à force de modération, ont maintenu à flot toute la fine équipe assurant, par la même, la renaissance de l'animation Disney au cours des années 90.
Peter Schneider commence sa carrière au théâtre en 1972. Metteur en scène de renom, il est connu pour son travail sur bon nombre de musicals, tel The Breakup Notebook, Regina, Norman's Ark ou Grand Hotel - The Musical et l'actuel spectacle londonien Sister Act - The Musical. C'est après avoir organisé le festival d'Arts Olympiques à Los Angeles durant les jeux de 1984, qu'il est embauché chez Disney. Le studio sort alors à peine de l'échec de Taram et le Chaudron Magique et cherche un nouveau souffle. Bien qu'il ne connaisse rien à l'animation, Peter Schneider est donc choisi pour amener un regard neuf et un nouvel état d'esprit. Devenu le premier Président de la nouvelle filiale Disney, Walt Disney Feature Animation, il fait preuve d'un sens managérial et artistique d'une exemplarité rare. Il canalise alors mieux que personne l'énergie et les idées des animateurs Disney, révélant toute l'étendue de leur talent. Il assume dans ce cadre la responsabilité de la création et de la distribution de films comme La Petite Sirène, La Belle et la Bête ou Le Roi Lion mais également Qui Veut la Peau de Roger Rabbit et Toy Story. Peu le savent, en effet, mais c'est Peter Schneider en personne qui, le premier, entame des discussions avec une petite entité - Pixar !- dont il décèle avant tout le monde chez Mickey l'énorme potentiel. Dès 1994, il s'attache à organiser l'adaptation de grands classiques Disney à Broadway (La Belle et la Bête, Le Roi Lion) et de faire aboutir le projet, Aïda, une comédie musicale originale écrite par Elton John et Tim Rice pour le compte de la firme de Mickey. En 1998, il est nommé Président de la branche "film". Il donne dans ce cadre le feu vert à Une Histoire Vraie et connait des beaux succès avec Toy Story 2 ou Sixième Sens. En 2001, il quitte ses fonctions suite à l'échec d'Atlantide, l'Empire Perdu. Il est immédiatement remplacé par Dick Cook. Il reviendra ensuite chez Disney de manière sporadique pour réaliser le court-métrage, The Cat That Looked at a King, un hommage Mary Poppins pour son 40ème anniversaire ou produire, avec Don Hahn, le documentaire, Waking Sleeping Beauty.
Frank Wells nait le 4 mars 1932 à Coronado en Californie. Fils d'un officier
de la navale, il débute sa carrière en tant qu'avocat spécialisé dans les
affaires conclues à Hollywood. En 1969, il rentre chez Warner Bros en tant que
Vice-président de la côte ouest, puis en devient le Président en 1973. Il est
Vice-président de la division nationale "film" de Warner Bros quand il rejoint
Disney en septembre 1984, en qualité de Directeur Général - Responsable
Financier. Au cours des dix ans passés chez Mickey, en efficace numéro 2, il
transforme la société en machine à faire du cash : il multiplie par six ses
recettes annuelles et fait exploser littéralement la valeur de ses actions de
plus de 1500 %. Toutes les activités de la société sont remises en ordre de
marche : films, parcs, merchandising ; toutes deviennent rentables à des niveaux
exceptionnels...
Frank Wells doit sa réussite, outre sa grande compétence, a son caractère posé
et serein. Connu pour ne jamais perdre son sang-froid, il est assurément le
catalyseur de tous les égos composant le staff de Direction de la Walt Disney
Company. Car, comme Walt avec son frère Roy, Michael Eisner et Frank Wells sont
complémentaires. Le premier est impulsif, blagueur et rentre-dedans tandis que
le second est réfléchi, calme et discret. Grand sportif devant l'Eternel, il est
aussi un aventurier né. En 1983, il se lance d'ailleurs comme défi d'escalader
les montagnes les plus hautes des sept continents sur une année. Son exploit
sera presque accompli puisque seul l'Everest manque à son compteur. N'ayant
aucune ambition personnelle au delà du poste qu'il occupe déjà et ne souhaitant
pas être mis en avant médiatiquement, il est très écouté par ses pairs (Roy Disney,
Michael Eisner et Jeffrey Katzenberg) dont il s'attache à calmer les ardeurs et
velléités. Sa disparition brutale, le 3 avril 1994, dans un accident
d'hélicoptère survenu dans le Nevada, permet d'ailleurs de prendre la mesure du
travail qu'il accomplissait en ce domaine : le vide laissé déstabilise, en
effet, tout l'édifice directionnel disneyen !
Passé le choc du deuil, la lutte au plus haut sommet de la compagnie reprend, il est vrai, de plus belle. Et comme plus personne n'est là pour calmer les troupes, le combat des chefs devient sanglant. Toutes les occasions sont bonnes pour marquer son territoire. Ainsi, afin de contrecarrer la popularité médiatique grandissante de Jeffrey Katzenberg, Roy Disney et Michael Eisner annoncent la construction de tout nouveaux bâtiments destinés aux artistes Disney. Fini le studio improvisé dans un préfabriqué situé sur le parking. Désormais, des locaux flambants neufs accueillent les animateurs... Sans aucune concertation avec eux ! Mal fichus, peu pratiques et surtout non propices à l'échange et à la créativité, les bâtiments construits prennent des airs de bunkers, tueurs d'imagination. Froids et sans âme, ils dégagent une ambiance tantôt industrielle, tantôt monacale. Jeffrey Katzenberg s'emploie à contenir la fronde de ses équipes et encaisse. En réalité, il ronge son frein car il attend la seule reconnaissance qu'il juge à la hauteur de son action chez Disney : le poste de Numéro 2, laissé vacant depuis le décès de Frank Wells. Mais c'est sans compter sur l'hostilité des deux acteurs principaux de la Direction Générale : Roy Disney ne veut pas, il est vrai, entendre parler d'une telle promotion tandis que Michael Eisner n'y aurait été pas opposé si le postulant n'avait pas la fâcheuse habitude de toujours tirer la couverture à lui dans les médias. Le couperet finit par tomber, implacable : le poste lui échappe ! Furieux, Jeffrey Katzenberg démissionne tout de go, juste avant la sortie du (Le) Roi Lion (dont le générique est expurgé de toute référence à son endroit). Il attaque dans la foulée son ancien employeur et réclame de conséquentes indemnités. Extrêmement rancunier, il jure même la perte du studio de Mickey et décide, à cette fin, de s'associer avec David Geffen et Steven Spielberg pour créer un nouvelle structure concurrente, Dreamworks, dont il prend logiquement la Direction du pôle animation...
Passionnant de bout en bout, Waking Sleeping Beauty met sous les feux de la rampe les coulisses d'une des périodes les plus agitées de l'empire Disney. Agrémenté d'images d'archives inédites, non appelées à l'origine à être rendues publiques, il décortique, en effet, tout un processus de décisions, à bien des égards, incroyables, qu'il éclaire d'un jour nouveau. Permettant de mettre en perspective le visage actuelle de la compagnie de Mickey et au-delà d'elle, du secteur de l'animation tout entier, il se doit d'être vu par tous les passionnés de Disney, de cinéma et d'économie politique les plus exigeants...