Xavier Albert
Le Marketing du Cinéma
L'article
Le métier de distributeur de cinéma, à la fois complexe et passionnant, consiste à proposer, au plus large public qui soit, le fruit d’années intenses de travail qui aboutissent à la création d’un film. Dans tout ce processus, l’étape marketing est cruciale et bien plus intrinsèque au long-métrage qu’il n’y parait de l’extérieur.
Xavier Albert, expert de renom dans le milieu de la communication au cinéma, sort aux éditions Dixit, en collaboration avec Jean-François Camilleri, Président de The Walt Disney Company - France et Benelux et Président-Fondateur de Disneynature, une réécriture du livre Le Marketing au Cinéma, dont la première édition remontait déjà à 2006.
C’est en 1996 que Xavier Albert intègre Buena Vista International où il collabore étroitement avec Disney jusqu’en 2005, année où il rejoint Terre Neuve, une agence de création publicitaire spécialisée dans le cinéma dont il devient le Directeur de Création. Il réintègre par la suite Disney France, en qualité notamment en 2008 de Directeur Marketing Cinéma, avant de prendre, dès septembre 2011, sous la houlette de Jean-François Camilleri, les rênes de la distribution des productions du studio en salles comme en vidéo. Parallèlement à ce poste, il dirige toutes les activités liées au marketing chez Disney France, en assumant lors de ses derniers mois au sein de la société le poste de CMO (Chief Marketing Officer - Directeur Marketing).
Xavier Albert quitte Disney en février 2015 : il accepte, en effet, la proposition de Netflix qui souhaite lui confier la mission de Directeur Marketing de la toute naissante division française. Il ne tarde pas à montrer toute sa compétence en créant l’étonnant et retentissant concept du Netflix Fest, en octobre 2015.
Chronique Disney a eu la chance de rencontrer Xavier Albert pour aborder les thèmes développés dans son ouvrage et plus largement, recueillir son sentiment sur le milieu de la distribution au cinéma en 2015. (Cette interview a été realisée avant les attentats de Paris)
[Chronique Disney] Quelle est la genèse de votre livre et pourquoi cette volonté de mettre à jour la première édition écrite en 2006 par Jean-François Camilleri ?
[Xavier Albert] En fait, je savais que Jean-Pierre Fougea, le patron de Dixit Editions, incitait Jean-François à écrire une nouvelle édition, la première ayant eu un joli succès d’audience, au sein de sa cible. Jouissant d’une très bonne réputation, le premier livre a, en effet, beaucoup tourné notamment auprès des étudiants et professionnels du secteur, sa cible principale. Jean-Pierre voulait donc rafraîchir l’ouvrage pour en proposer une nouvelle version ; le digital et les réseaux sociaux ayant bouleversé la communication en général et la communication au cinéma en particulier. Jean-François, qui est un ami et dont j’ai déjà eu l’occasion de vous expliquer le rôle de mentor qu’il a pour moi, m’a appelé au tout début de l’année 2014 en m’expliquant la situation. Ses nouvelles fonctions de Président de The Walt Disney Company France et Benelux sans compter Disneynature font que son emploi du temps est très, très, chargé : dès lors, il était compliqué pour lui de se consacrer à l’écriture. Il se retrouvait ainsi avec deux options : soit renoncer et laisser l’éditeur trouver quelqu’un pour reprendre le livre ; soit trouver lui-même quelqu’un de confiance pour reprendre la base de ce qu’il avait fait et l’élargir à de nouveaux sujets. Et c’est comme cela qu’il a pensé à moi. Mon relationnel avec Jean-François, qui est quelqu’un qui a beaucoup compté dans ma carrière, avec qui je m’entends extrêmement bien professionnellement et même personnellement, fait que j’ai pris cette proposition comme une sorte d’adoubement. C’était un très joli cadeau de sa part et un vrai plaisir de reprendre le flambeau. Je suis très fier de ce projet que j’ai accepté tout de suite.
Jean-François m’a ensuite envoyé le manuscrit sur lequel il avait commencé à retravailler. Et très honnêtement je ne pensais pas, au début 2014, que le travail allait être aussi conséquent ! Au début 2014, je suis déjà Directeur Marketing Studio (cinéma et vidéo) chez Disney ce qui représente en soi beaucoup de travail. Et je commence malgré cela à travailler sur le manuscrit. Croyez-moi : mes journées et nuits étaient bien remplies ! Puis, quelques mois après, je deviens CMO (Directeur marketing) donc là, c'est encore plus compliqué. Comme souvent dans la vie et plus encore dans nos métiers, tout arrive en même temps ! Disons ainsi que ce n’était pas le meilleur moment pour se lancer dans ce genre de choses. J’étais vraiment très occupé par mes fonctions : or, pour écrire, vous connaissez un petit peu, il faut trouver le temps de se poser. Il faut le faire correctement. Il faut se livrer à des recherches, rencontrer des sources, etc. C’est extrêmement chronophage ! Du coup, j’ai commencé doucement à écrire pendant les vacances par exemple. A l’été 2014, alors que j’avance de plus en plus, je me rends compte, au fur et à mesure que je commençais vraiment à rentrer dedans, qu’il fallait en réalité quasiment tout refaire. La structure du livre, ou le squelette si vous préférez est bien là, mais à l’intérieur, il était nécessaire de tout réécrire. Beaucoup de supports ont disparu en dix ans. Le paysage média a complètement changé et évidemment, tout le chapitre consacré au digital n’existait pas : il y avait un paragraphe en 2006 qui parlait juste des débuts d’internet et d’éventuellement ce qu’on pouvait y faire. Avec le recul, c’est d’ailleurs assez drôle. Compte tenu de tout cela, il a fallu alors que je consacre beaucoup de temps pour y penser très honnêtement, et cela, en plus mes responsabilités professionnelles et de mon nouveau challenge professionnel avec mon arrivée chez Netflix. Donc, alors que je pensais au tout début pouvoir avancer assez rapidement, en fait, ça m’a pris beaucoup plus de temps (Rires). J’ai totalement finalisé le manuscrit en juillet 2015 ce qui fait un chantier, en gros, d’un an et demi ! Il faut quand même insister sur le fait qu’il s’est avéré nécessaire que je réécrive la plupart des chapitres. Les enjeux du début restent les mêmes mais il a fallu que j’affine beaucoup de thèmes et que j’en aborde de nouveaux. J’ai créé complètement celui sur le digital et remanié entièrement celui, de la fin, sur les enjeux de demain, le marketing de demain. Sans compter les exemples créatifs qu’il était nécessaire de rafraichir car les films abordés en 2006 sonnaient trop vieux aujourd’hui. Dix ans ont passé, à l’échelle du monde et du cinéma, c’est très long !
[Chronique Disney] Quand on prend en compte tout ce qui s’est passé dans le métier du marketing entre la première et la deuxième édition, quel est le sentiment qui prédomine ? Enthousiaste ou au contraire, dépité ? Est-ce que l’on se dit que le secteur va mieux ou moins bien, qu’il est pareil avec les mêmes soucis, les mêmes chances et les mêmes problèmes ? Comment ressort-on de cela avec le recul du temps ?
[Xavier Albert] Cela dépend du point de vue dans lequel on se place. Si l’on se met du côté d’un professionnel du marketing, puisque c’est le sujet du livre, je suis très optimiste. Je sors ce livre en précisant que certaines choses n’ont pas changé effectivement, que les valeurs restent les mêmes, qu’un film reste un prototype et qu’en fonction des films que l’on a en face, il faut toujours et vraiment affiner sa stratégie. Les basiques restent les mêmes. C’est juste l’écosystème médiatique autour qui a changé, la façon dont le public réceptionne votre travail. Le consommateur a désormais pris le pouvoir. C’est cela qui a fondamentalement changé. Le terrain de jeu s’est aussi agrandi et, si on est un petit peu créatif aujourd’hui justement, il y a énormément de possibilités offertes par l’hyper connectivité (sur les mobiles notamment). Tout le contenu digital, pour le cinéma en l’occurrence, a pris une place énorme mais, dans ce cadre, la bande-annonce reste quand même le vecteur numéro un ! Cela n’a pas changé, cela s’est même renforcé, j’en parle dans le livre : il y a maintenant des teasers de bande-annonce, ça devient un délire ! La bande-annonce devient plus un évènement que le film lui-même. C’est assez étonnant à y réfléchir de plus près. Donc, moi, indéniablement oui, aujourd’hui, je suis plutôt optimiste. Après, certes, il y a toujours des zones d’améliorations. Les problèmes qui existaient en 2006 ne sont peut-être plus les mêmes, mais il y en a d’autres. Mais je reste et je le répète optimiste parce que nous sommes sur une industrie du contenu. Et, encore aujourd’hui, les gens ont plaisir à partager ce contenu. Un film n’est pas une marque automobile ou une boite de petits pois ! Les gens ont plaisir à partager ces contenus-là. Donc, si on est un peu malin, on peut profiter de tout cet environnement ! Et pour parfaire cela, (c’est toute une partie du livre), il existe l’ultra ciblage : c’est une pratique intéressante à analyser parce qu’elle révèle ce petit côté artisanal sur la plupart des gestes que l’on faisait avant aujourd’hui qui tend à se professionnaliser. C’est pour cela que je dis que je suis, en tant que marketer, optimiste, sans donner là de jugements de valeur sur le secteur. Car, évidemment, il y a d’autres menaces avec énormément de concentrations sur les franchises par exemple…
[Chronique Disney] Vous parlez de « terrain de jeu plus grand ». Cela ne va-t-il pas diluer le pouvoir de chacun, les responsabilités de chacun ? Dans ce terrain de jeu plus grand, le marketing français avec la touche française a-t-il encore de l’avenir ?
[Xavier Albert] Alors effectivement, il faut faire la part des choses. Il y a une grosse différence entre le cinéma français et le cinéma américain. Il existe deux façons de traiter chacun de ces films. Pour être plus précis, ce n’est pas la même manière de communiquer, c’est évident. Je fais souvent la distinction entre films américains et films français. Les deux vont avoir leurs avantages et leurs inconvénients. Sur le cinéma américain, on est, entre guillemets, moins libres, parce qu’on nous impose des choix souvent. Il y a l’extrême du type Star Wars ou Marvel où tout est évidemment très, très, cadré mais où, encore une fois, on peut quand même imaginer des angles, des moyens, des évènements, des « média stunts »… Ce sont des choses à faire qui sont, en plus, assez amusantes. Et puis, en l’occurrence ces franchises-là sont plus attrayantes en termes de partenariats : on peut donc construire et développer des écosystèmes plus complexes. Mais il y a évidemment de gros inconvénients de cadrage…
De l’autre côté, avec le cinéma français, c’est la feuille blanche. Il faut tout faire, la stratégie, le matériel. C’est extrêmement enrichissant et passionnant. Par contre, l’inconvénient, c’est qu’il y a les talents qui ne sont pas loin : le producteur, le réalisateur, les acteurs… Ils ont donc une influence certaine sur le marketing du film dont vous gérez la sortie avec toujours l’obligation de respecter l’œuvre. Parmi les crédités du film à la fin : il y a beaucoup de subjectivités, avec des discussions un peu compliquées. Et puis, surtout, il y a essentiellement une éducation qui est nécessaire par rapport aux producteurs de cinéma français. Je parle des producteurs parce que ce sont ceux qui sont le plus à même de comprendre cela, notamment sur le digital. Sans trop digresser dans mes réponses, si je vois par exemple la façon dont on prépare en amont le marketing français, je pense qu’il y a encore beaucoup de progrès à faire, notamment par rapport aux médias sociaux et au digital ! Il est impératif d’avoir les outils et les éléments créatifs très en amont, donc les prévoir au moment de la production, au moment du tournage. Et ce réflexe, la France ne l’a pas encore totalement. Or, pour moi, la meilleure manière de travailler un film français, c’est de travailler le plus en amont possible : c’est compliqué, mais c’est comme cela qu’il faudrait, qu’il faut travailler.
[Chronique Disney] Et donc actuellement, dans la construction d’un film français, il n’y a pas ce « directeur marketing » dès l’origine ?
[Xavier Albert] Tout dépend des producteurs, tout dépend des distributeurs. Pour moi, c’est un rôle crucial : il faut travailler dès le début. Et je parle d’une expérience personnelle. Chez Disney, nous n’avions pas de superproductions françaises, donc clairement je n’ai pas une vision totalement exhaustive du marché. Mais, d’après ce que j’entends et ce que je vois, je ne pense pas que cela soit toujours le cas. Ça l’est de plus en plus, parce que je pense que les nouvelles générations de producteurs commencent à le comprendre. Mais c’est toujours très compliqué d’expliquer qu’il faut penser le marketing le plus en amont possible, au moment du script, à l’origine même du projet parce qu’il doit y avoir un échange qui se fait au moment de la fabrication de l’œuvre pour prévoir très en amont la campagne à venir. Au moment du tournage, il faut ce qu’on appelle un « marketing shoot » : penser à la campagne déjà en amont pour pouvoir prévoir, au moment du calendrier du tournage, des instants pour avoir les talents disponibles. C’est plus facile alors, parce que les talents sont encore dans leurs personnages, qu’il y a encore les costumes, les décors, etc. C’est donc pour moi absolument crucial ! Et en tout cas, il faut qu’il y ait de la réflexion avant.
Il se peut que stratégiquement, cela ne soit pas nécessaire, mais dans tous les cas, il faut que la réflexion intervienne avant, parce que le problème est que si cela intervient après, c’est toujours trop tard ! Ça devient compliqué de faire revenir les talents en studio et la campagne aura une image bien différente.
Pour en revenir à la question sur le fait que le champ se soit restreint, je dirais, pour être précis, qu’il y a une grosse différence entre le cinéma français et le cinéma américain. Et cela dit, pour le cinéma américain, cela dépend en plus des franchises, des marques et des studios. Tous les distributeurs ne se comportent pas de la même manière. Il y a des distributeurs qui ont plus d’autonomie de par leur culture, leur relationnel avec les studios que d’autres. C’est assez connu sur le marché. Et il y a des maisons-mères qui sont plus strictes que d’autres. Donc, pour moi, et je le répète, je n’ai pas l’impression que, de 2006 à 2015, ce pan-là du marketing ait fondamentalement changé.
[Chronique Disney] De façon grandissante entre 2006 et 2015 et plus encore dans les années qui viennent, le marketing ne se prend-il pas plus souvent « les pieds dans le tapis » ou du moins, n-a-t-il pas une difficulté avec tout ce qui va venir graviter autour du film ? Comment réagit-on quand une campagne marketing est parasitée par une campagne parallèle : par des fans, des contradicteurs, etc. Comment vit-on ce type de situations ?
[Xavier Albert] Alors là, je pense qu’il faut le vivre en bonne intelligence. C’est en tout cas la façon dont on l’a fait à chaque fois chez Disney, qu’il s’agisse de la marque Marvel ou même d’autres exemples que j’aborde dans le livre. Prenons ce qu’explique Sébastien Careil (ex Directeur Marketing chez SND) qui m’a aidé sur la dernière partie quand je parle du cas Fiston. Lui a vécu ce genre de cas, d’une manière assez frontale sur le premier épisode de la franchise Twilight (les fans réagissaient de manière violente à tout matériel de communication produit). De manière générale, je pense qu’il peut s’agir d’une opportunité car ces ambassadeurs sont autant d’atouts pour le film, parce que c’est autant d’individus qui vont transporter un message… Après, il faut leur laisser la liberté de ton et de parler, toujours faire preuve de bonne intelligence et travailler avec eux en amont. C’est la façon dont nous l’avons fait à chaque fois chez Disney. Et je crois sincèrement qu’il faut le faire, à partir du moment où les gens ne font pas n’importe quoi et ne prennent pas les éléments et les transforment en tout et son contraire. Je pense, en effet, qu'il faut les laisser s’exprimer et s’accaparer la communication et aider ces petits soldats, ces ambassadeurs, qui vont multiplier les communautés. C’est un des avantages des réseaux sociaux ! Je pense que le consommateur a pris le pouvoir et ne le rendra plus. C’est sûr que ça réduit l’influence du distributeur mais je l’ai toujours dit : il faut savoir rester très humble ! Je l’explique plus ou moins en conclusion dans le livre : à un moment donné, nous ne servons que de passage de relais et que l’important reste le film en lui-même ! Il faut complètement relativiser l’importance du métier, notamment pour les films américains : nous ne sommes que des passeurs de flambeau, c’est le film qui reste important et ses créateurs. Si je prends l’exemple de Pixar, c’est John Lasseter et tous ses réalisateurs, animateurs les véritables maitres d’œuvre. Donc ce qui est sûr, en 2015, c’est que le rôle du distributeur est moins influent mais, car il y a un mais, il conserve un rôle important pour accompagner le film et le faire émerger. Aujourd’hui, il y a tellement de contenus qu’il faut y mettre les formes : c’est ça qui est compliqué de nos jours dans le métier. S’il y a bien un gros changement entre 2006 et 2015, c’est peut-être celui-là. Nous sommes dans une période de sur-communication. Tout va tellement vite que les gens n’ont plus le temps. On est toujours dans la micro-information et on a tous l’impression d’être connectés 24h sur 24. C’est d’autant plus compliqué pour faire émerger des films, un nouveau titre en chassant un autre. Et, plus encore, c’est un vrai challenge pour les films de niche ou les films plus indépendants où pour le coup, le rôle du distributeur est absolument déterminant. Ce n’est pas pour rien que l’on voit une convergence vers les franchises et les films plus importants.
En résumé, c’est une vraie opportunité que celle d’utiliser tous les fans comme ambassadeurs et d’un autre côté, cela revient à réduire l’influence du secteur. Cela va même être assez difficile aujourd’hui, j’en parle assez spécifiquement dans le livre, de changer la stratégie d’un film. Je me souviens de cette époque où l’on pouvait complètement changer la stratégie d’un film pour contrecarrer un bad-buzz qui n’existait pas encore. On pouvait changer toute la communication, changer de trailer, changer les visuels, reculer la date de sortie, changer le message. Et puis, éventuellement, le pousser davantage sur un marché spécifique, en l’occurrence la France, faire en sorte que le film finalement, et peu importe ce qui s’était passé avant dans son territoire d’origine, devienne un succès. C’était amusant à faire !
Aujourd’hui, c’est quasi impossible. Je prends l’exemple de Lone Ranger : La Naissance d’un Héros chez Disney où cela a été extrêmement compliqué, voire impossible à un moment de contrecarrer le bad-buzz venu des USA. Alors, et c’est là tout l’art de notre « nouveau » métier, il faut l’intelligence tactique de bien mesurer le potentiel d’un film et de ne pas chercher à aller dans tous les sens. Il s’agit de l’optimiser au maximum pour que, derrière, sa chaine de valeur s’étende le plus possible. Chez Disney, c’est ce qu’on a fait avec John Carter, et avec Lone Ranger : La Naissance d’un Héros. Il faut le savoir ces films sont profitables en France, pas à l’échelle globale, mais en France, sur leur chaine de valeur, leur cycle de vie (exploitation au cinéma, vidéo, premier passage en chaine payante, chaine hertzienne, SVàD), ces deux films là sont des films profitables ! Ce ne sont pas des films qui vont perdre de l’argent parce nous avons su adopter à l’époque une stratégie particulière, nous avons su gérer le budget d’une certaine manière…
[Chronique Disney] Le jour s’approche où nous aurons les films en France quasiment en temps réel avec les Etats-Unis, quel est l’impact de ce phénomène ?
[Xavier Albert] Oui, ce jour est presque déjà là même. On sort même avant les Etats-Unis dans plus en plus de cas ! Et c’est ce qui a d’ailleurs bouleversé le milieu ! La grosse différence en dehors de cet écosystème où le pouvoir est passé aux consommateurs et aux médias sociaux, c’est que le bouche-à-oreille n’a plus le même impact à la hausse comme à la baisse ! Par exemple je me souviens, j’avais travaillé sur Le Monde de Nemo et on avait eu six mois pour le préparer. Le film sortait en juin aux Etats-Unis et chez nous, fin novembre : du coup, on a eu un semestre pour récupérer tous les éléments, bien se poser, faire une feuille de route, une stratégie… C’est un luxe colossal ! Aujourd’hui, on est dans une telle cadence qui fait qu’on suit des sorties mondiales, comme Star Wars : Le Réveil de la Force par exemple. Je n’ai pas véritablement travaillé dessus, mais savoir qu’il sort deux jours avant en France me fait dire que tout doit être dans une cadence terrible. Vous n’avez absolument aucune latitude, aucune marge de manœuvre quant au timing. Tous les éléments arrivent et il faut que ça parte tout de suite. Globalement, il n’y a donc pas vraiment de pilotage local ou alors, dans des conditions bien compliquées… Cette situation est une différence absolument majeure. Cette disparition de l’écart entre la sortie des films sur différents territoires qui provient à la fois du piratage mais aussi de la mondialisation du marché est une vraie source de tension. Tout le marketing cinéma travaille désormais en flux tendu.
[Chronique Disney] Comment, au marketing, réagit-on face à la mise en avant d’un échec au box-office comme Lone Ranger : La Naissance d’un Héros par les médias qui finalement ne parlent plus de la qualité intrinsèque du film ? On baisse les bras ou on espère quand même pouvoir corriger cette mauvaise approche de la presse ?
[Xavier Albert] Je l’évoque dans le livre. C’est très compliqué. Je pense que, pour le coup, l’influence du distributeur sur ce genre de choses est très compliquée surtout sur des films américains parce qu’effectivement, on a un écho mondial qui fait que tout ce qu’on va faire est un énorme challenge. Après, il faut, encore une fois, de l’intelligence tactique. Déjà, bien mesurer le potentiel du film en rapport avec ce que l’on entend de lui. Ensuite, il faut faire en sorte de mettre des pare-feu que ce soit avec la venue des talents qui vont avoir un discours différent, en montrant le film le plus tôt possible, etc. Il y a un effort de promotion plus considérable à mettre en place. Au final, comme vous le disiez, il y a deux options : soit on baisse les bras et généralement on rejette le film, soit on le soutient en relativisant son potentiel. Je prends l’exemple récent d’Aloha, un film avec Bradley Cooper, Emma Stone et Rachel McAdams. Même si le film à ses défauts, ça reste un film qui potentiellement à une audience : mais voilà, il a eu un tel bad-buzz que le marché français l’a délaissé pour finalement ne pas le sortir. Ce n’est sans doute pas l’unique raison de sa non sortie en salles bien sûr (l’encombrement des salles étant une autre spécificité française), mais cet écho défavorable a forcément joué.
Sur Lone Ranger : Naissance d’un Héros et sur John Carter, il y avait deux autres options : soit effectivement on en faisait le minimum possible et on pouvait dire qu’on limitait la casse ; soit on était plus ambitieux et on essayait de contrecarrer le phénomène. On met les moyens en croyant au film. Ce qui a été plutôt la stratégie que nous avons eu sur les deux films. John Carter est un bon exemple : on a essayé de le pousser en revenant à la mythologie, on a vraiment soutenu le film parce qu’il a ses qualités… Et, au final, on dépasse le million d’entrées ce qui est quand même plutôt pas mal en comparaison du score US. Pour Lone Ranger : Naissance d’un Héros, pareil, on fait venir les talents, on le décale en plein été. Il y a un côté « film popcorn de l’été », ce genre de film ayant plus de chances de s’exprimer en période estivale. Et au final, on engrange 1 150 000 entrées ce qui est relativement satisfaisant. Certes, c’est très décevant évidemment par rapport aux ambitions initiales du film et aux résultats de Pirates des Caraïbes, mais par rapport à ce qui s’était passé effectivement sur le bad buzz et son échec aux USA, le résultat est plus que convenable.
[Chronique Disney] Vous disiez que vous étiez juste un passeur de relais tout à l’heure. Pourtant, il y a quand même un élément qui relève souvent du distributeur de films, c’est le choix des titres. C’est un signe révélateur pour bon nombre de fans de la réussite ou pas d’une campagne. Un bon titre est extrêmement difficile à trouver. Nous, à notre niveau, nous estimons qu’un titre est mauvais dès lors qu’il peut fonctionner pour n’importe quel film. Ce fut le cas du titre français Les Nouveaux Héros par exemple que nous n’avons pas compris et rejeté en bloc. Quel est votre ressenti sur ce sujet ?
[Xavier Albert] Alors c’est un sujet très large parce que c’est un exercice extrêmement compliqué. Je pense que c’est un numéro de haute voltige pour le distributeur de films étrangers. Honnêtement, on est vraiment sur un fil, donc, déjà, soyons indulgents parce que c’est une décision qui est extrêmement difficile à prendre ! Après, un titre ne vit jamais seul. Il vit dans un univers très large, un écosystème complet avec le matériel de promotion, la bande-annonce, la couverture presse, etc, donc il faut aussi relativiser son importance. Je pense que, sur les films en général, si ce sont des films qui s’adressent à des adultes et jeunes adultes, de par la globalisation, les médias sociaux, le partage d’informations… il vaut mieux garder le titre US, sauf si vraiment, il est imprononçable… Encore que dans le livre, je prends l’exemple d’Ocean’s Eleven. Vous voyez, c’est un titre incompréhensible pour un Français ! Et pourtant, il fait plus de cinq millions d’entrées parce que les gens vont voir un film avec la ribambelle de stars qu’il contient, Clooney, Pitt, Roberts… Le spectateur passe alors outre le titre, il s’intéresse davantage à l’histoire, au genre. Plus que jamais, pour moi, le titre est vraiment devenu, de par cette sur-communication, un simple accessoire, il n’a plus la même importance.
La question est beaucoup plus difficile sur les films à destination des enfants et de la famille, parce que là, pour le coup, pour les parents et les enfants évidemment, le titre est une vraie porte d’entrée. Avec le titre, on doit directement instaurer un univers et c’est déjà beaucoup plus compliqué. De plus, on sait que les parents se posent beaucoup la question de savoir si ce film est fait pour leurs enfants. A partir de quel âge ? Etc. Un titre anglais peut gêner cette impression. Donc là, je considère qu’effectivement, il est très important de traduire des titres des films familiaux.
Mais revenons à ce que vous disiez sur Les Nouveaux Héros. Je ne vais pas en parler spécifiquement parce que je n’ai pas eu le post-mortem et que j’ai quitté Disney France au moment de la sortie. Je présume juste qu’il y a eu des discussions puisque c’est un relatif échec en France comparé aux Etats-Unis, avec 1,6 million d’entrées. Vous le savez je pense qu’il faut assumer ses erreurs en matière de marketing, et clairement au sein de la campagne, ce titre en fait sans doute partie, dont j’en prends l’entière responsabilité par ailleurs. Après, pourquoi en est-on arrivé aux (Les) Nouveaux Héros ? Le chemin de réflexion a été très long pour y arriver car le film n’est pas si facile à marketer, et nous nous sommes peut-être perdus en route. C’est pour cela que je demandais tout à l’heure d’être indulgent, parce que c’est un exercice compliqué. Il faut même avoir conscience que, parfois, les titres US eux-mêmes ne sont pas satisfaisants ! Et la vérité, c’est que Big Hero 6 n’est pas un si bon titre également ! C’est compliqué par rapport au thème du film, par rapport aux personnages : Big Hero 6 place le film dans un genre qui n’est pas vraiment le sien. Pour moi, le film repose sur le thème d’un petit garçon qui va retrouver goût à la vie à travers Baymax après le décès de son frère, etc. C’est beaucoup plus profond que Big Hero 6 qui ne dit pas vraiment ça !
[Chronique Disney] Avec un titre comme Baymax et Hiro alors par exemple ?
[Xavier Albert] Oui voilà, exactement. C’est déjà beaucoup plus logique. Il y a des pays qui l’ont carrément appelé Baymax. Après, on peut toujours refaire l’histoire et c’est d’ailleurs toujours facile de la refaire après coup. Mais je pense qu’aujourd’hui le défaut du titre Les Nouveaux Héros, pour aller dans votre sens, c’est qu’il n’a pas de personnalité ! Il n’est pas assez impactant et il manque d’identité. Je peux vous réexpliquer pourquoi on en est arrivé à ça mais il faut vraiment comprendre tout ce qui se passe en interne, les discussions, pour y parvenir. C’est vrai que parfois, on en arrive à des décisions qui sont des compromis. Par ailleurs, il faut aussi comprendre qu’on est dans une situation où l’on demande aux producteurs, aux créateurs, par courtoisie, mais aussi parce que c’est normal, leur autorisation. Il y a un certain contrôle. On ne peut pas faire n’importe quoi et parfois, au contraire, il arrive que les réalisateurs, chez Disney notamment, préfèrent les titres français. Hé oui : l’inverse peut se produire également ! Je prends l’exemple de Vice-Versa pour Inside Out. Nous décidons de respecter la sonorité du titre, de mettre en avant le côté intérieur-extérieur, pile ou face, deux façons de voir le monde en quelque sorte, et on se met tous d’accord sur ce titre… Et bien, Pete Docter l’adore, il le trouve excellent et même va jusqu’à dire qu’il aurait beaucoup aimé avoir ce titre là pour la version d’origine (sans doute pour nous faire plaisir !).
Mais cela reste un exercice de style extrêmement compliqué. Il faut accepter les critiques et après, assumer ses choix ! C’est aussi ce que je dis à un moment donné : le plus compliqué pour une équipe marketing, en tout cas pour des marketers, c’est de prendre des directions et de s’y tenir, surtout dans le cinéma. Le cinéma, plus que n’importe quel autre secteur, subit une influence où le consommateur a pris le pouvoir. Vous allez voir dix critiques, commentaires ou dix tweets et il n’y aura que le négatif qui ressortira même si neuf d’entre eux sont positifs ! Donc voilà, il y a cette difficulté de bien tenir sa route. Il y a plein d’embûches qui vont se dresser sur votre route et qui vont vouloir vous faire changer de direction. Dès lors, le plus compliqué pour moi c’est ça, c’est de bien conserver sa direction et d’assumer ses éventuelles erreurs comme je le disais auparavant.
C’est un exercice intellectuel crucial, il faut rester honnête. C’est toute la complexité de ce métier car parfois, ce sont des erreurs qui peuvent couter plusieurs millions de dollars ! C’est intéressant de voir que finalement, pour des films qui sont plus ou moins similaires, les erreurs sur l’un vont servir à l’autre. Il faut assumer et savoir ce que l’on veut. Et il faut en tirer des enseignements, sans fard. Par exemple, il y aura pour Disney très certainement un enseignement Big Hero 6 - Les Nouveaux Héros comme il y a eu un enseignement Wreck-It-Ralph - Les Mondes de Ralph. Ce sont des films très compliqués pour la France.
[Chronique Disney] Mais autant sur Les Mondes de Ralph dont nous nous sommes amusés à lister huit raisons de l’échec du film, le constat d’échec n’est pas le même. C’est surtout son thème et la situation des jeux vidéo en France qui le plombe : nous sommes dans un pays où il y a une communauté très importante de gamers d’un côté et d’un autre côté, il y a une réputation des jeux vidéo complètement détestable. Les familles ont vraiment eu un problème avec le sujet du film en soi, « violent / pas violent », « j’y emmène mes enfants ou pas », etc.
[Xavier Albert] Ce que je veux dire, c’est que c’est un peu le même type de films. Surtout pour le label Disney. Dès que Walt Disney Animation Studios explore des nouveaux terrains, c’est très compliqué. Il y a un public en France qui, sur ce sujet-là, est extrêmement traditionnel. Après toutes ces années, c'est quand même impressionnant, qu’il y ait toujours ces notions de Disney de Noël, les princesses, les animaux qui parlent. Dès que Disney sort de ce terrain de jeux-là, c’est particulièrement difficile pour le studio en France.
[Chronique Disney] Et toujours sur le titre, est-ce que pour vous il est concevable de changer le titre ou le faire évoluer, comme avec le film Cars, initialement nommé Cars - Quatre Roues ?
[Xavier Albert] Je pense que la réponse se trouve plutôt dans la carrière du film. Si vraiment vous avez un échec total, vous pouvez complètement le changer sur l’édition vidéo ou la sortie digitale. Mais voilà, autre évolution en dix ans, aujourd’hui on est à quatre mois entre la sortie au cinéma et en vidéo ! C’est très compliqué et c’est même un peu bête de ne pas construire sur des fondations que l’on a faites. Après, tout dépend encore une fois, de la carrière du film : s‘il est passé totalement inaperçu, là oui, on peut changer ; encore que, par définition, s’il est passé inaperçu, c’est qu’il n’aura aucune carrière derrière. Donc finalement c’est une question qui ne se pose pas. Je pense qu’en cas d’erreur, il faut assumer, et que, encore une fois, un titre vit dans un univers. Vous et moi, on voit ça avec un œil de professionnels mais je ne pense pas non plus que ça soit un élément complètement fondateur : ce qui est important, c’est le sujet, le thème, le genre, le trailer… mais ce n’est pas que le titre. On ne peut pas dire que Les Nouveaux Héros est un échec uniquement à cause du titre. On l’aurait appelé Baymax comme en Allemagne, peut-être qu’il aura fait un peu plus, mais je ne pense pas, beaucoup plus. Cela reste marginal comme effet…
Ensuite, et pour revenir à votre question, les fois où un changement est arrivé, c’est uniquement pour des raisons légales. L’exemple le plus frappant c’est « The 25th Hour », La 25ème Heure, qui est devenu 24 Heures Avant la Nuit pour des raisons uniquement légales en vidéo parce qu’il y a eu une menace de procès. Pour Cars - Quatre Roues, c’est parce qu’à l’époque, on ne pouvait pas l’appeler simplement Cars. Je m’en souviens très bien, j’avais travaillé dessus. Il faut savoir qu’avec Disney, quand on dépose un titre il faut aller checker toutes les catégories inimaginables, l’univers étant tellement étendu. Il faut donc aller voir dans tous les pays francophones et tous les secteurs. Je crois en l’occurrence sur ce titre que le problème venait de Belgique d’un retailer… Bref on ne pouvait pas utiliser Cars. Et donc, il avait fallu qu’on ajoute un sous-titre, Cars - Quatre Roues. Mais c’était pour une raison purement légale. Et pour la suite, la franchise s’est tellement bien installée qu’un accord a été trouvé.
[Chronique Disney] Donc en 2015, vous considérez en tant que directeur marketing, qu’il faut conserver le titre des films à l’exception notable des films familiaux et pour les enfants ?
[Xavier Albert] Absolument. J’ai du mal à comprendre pourquoi on change les titres originaux aujourd’hui sur la plupart des films étrangers. Pour plein de raisons, je pense qu’il faut le garder. Pour le respect de l’œuvre d’abord, mais aussi parce qu’un titre peut acquérir une réputation mondiale et que cela aide car cela construit une notoriété en amont quand le titre arrive en France. Et enfin, parce que je pense qu’aujourd’hui le titre a perdu quand même beaucoup de son influence. Après, il y a des questions qui se posent sur des grosses franchises où l’on sait que ça va être un univers très étendu, où l’on va faire énormément de produits dérivés, des éditions. Donc là, il y a une décision commune, collégiale : il est peut-être plus compliqué dans ces cas-là d’adopter un titre français ou au contraire de ne pas le localiser. Par exemple, si c’est basé sur un roman qui existe déjà comme Le Seigneur des Anneaux mais la plupart du temps aujourd’hui, il vaut mieux réfléchir à deux fois avant de traduire un titre ! En plus, c’est un exercice tellement difficile comme nous en avons parlé, un titre provenant d’une pensée et d’un travail artistique long, il mûrit dans la tête d’un scénariste, d’un réalisateur. Pour nous, c’est très compliqué derrière, car un distributeur n’a pas forcément accès à toutes les informations. Souvent, il faut connaitre sa genèse et poser les bonnes questions. Si c’est possible, se mettre en relation avec les réalisateurs ou avec les scénaristes pour comprendre pourquoi ils ont appelé le film de cette manière. Moi c’est la question que je demande tout le temps : pourquoi ce titre ? Qu’est-ce que vous avez voulu exprimer avec ce titre ? Parfois je ne comprenais pas. Par exemple, j’avais eu une discussion avec Bob Peterson sur The Good Dinosaur. Je ne comprenais pas ce titre en anglais, par rapport au sujet ! Et je ne le comprends toujours pas d’ailleurs : ça n’a rien à voir avec l’histoire ! C’est pour cela qu’il faut admettre aussi que les Américains ne sont pas toujours des exemples de perfection sur les titres ! Pire, parfois il y a des titres de travail qui restent car les gens s’habituent, trouvant qu’ils sonnent bien par exemple…
Donc, j’insiste, c’est très important de demander l’avis des talents et d’autant plus sur des films plus adultes, les thrillers, les films d’auteurs ; sinon je pense que la démarche de traduire pour traduire est une erreur fondamentale. C’est amusant aussi, en France, il y a un exercice de style qui est unique, c’est le seul pays au monde à faire ça : à traduire des titres américains par un autre titre américain ! C’est une manière de penser qui est un peu unique là-dessus dans le monde. Surréaliste même quand on y pense.
[Chronique Disney] Une fois que vous avez ciblé à quel public va s’adresser un film, est-ce que c’est vous en tant que directeur marketing qui décide quel marché cibler, quel rôle avez-vous face à des directives données ?
[Xavier Albert] Oui, nous avons ce pouvoir ou plutôt cette responsabilité. C’est d’ailleurs évoqué largement dans le livre pour ceux qui voudraient commencer dans le métier. Je pense que, effectivement, le plus grand danger pour le cinéma français comme américain, c’est de vouloir toucher tout le monde et de ne pas savoir à qui parler. Moi là-dessus, je suis plutôt pragmatique, dans le sens où je pense que c’est extrêmement important qu’il y ait un travail de fait en amont, pour bien déterminer la cible. Et aujourd’hui, pour le coup, c’est un gros changement par rapport à 2006. Il y a des outils pour cela : vous pouvez avoir accès à des Facebook Insights, des Google Analytics, les performances de vos campagnes digitales (la fameuse data). Ce type de nouvelles données nous aide aujourd’hui à déterminer qui est la cible, qui va a priori s’intéresser au film. Et il y a autre chose dont je parle et qui est très intéressant, ce sont les études de marché. Pourtant je ne suis pas pour qu’il y ait des études dans tous les sens. Mais une étude que je trouve intéressante c’est celle de l’attractivité par exemple. C’est à dire que vous prenez les fondamentaux du film : l’histoire, le cast, le réalisateur, le genre, ce que vous, en tant que premier spectateur, vous savez du film, et vous testez cela. Vous prenez un échantillon représentatif de la population cinéma, et cela vous montre par rapport à différentes cibles, le chemin qu’il y a à faire et là où il y a le plus d’attractivité/attirance naturelle. Et je pense que c’est extrêmement important de bien déterminer à qui l’on parle et surtout encore une fois de s’y tenir ! A un moment donné, certaines voix peuvent s’élever pour vous dire qu’on ne parle pas à telle ou telle cible : à nous de faire comprendre alors que de toute façon cela ne servirait à rien !
C’est un travail qui se fait très en amont et c’est ce qui détermine tout le plan média, le plan de communication, les visuels, les éléments créatifs… Tout doit partir de la cible. Ce qui n’empêche pas qu’il ne peut pas y en avoir plusieurs : on peut effectivement déterminer différents segments d’audience. Ce qui est d’ailleurs plus compliqué aujourd’hui parce qu’on est en dans un monde complètement ouvert avec cette sur-communication. C’est bien plus compliqué de se limiter, avec tous ces canaux de communication ouverts, à sa cible, d’avoir un spot différent pour les enfants, pour les parents, pour les jeunes adultes, etc. Et vient alors, après, la discussion ultime : est-ce que vraiment cela sert à quelque chose ? Est-ce qu’on ne va pas aller chercher une cible qui finalement n’ira pas voir le film quoiqu’il arrive ?
[Chronique Disney] Toujours sur le sujet des cibles, par exemple sur un film comme Star Wars, les estimations tablent sur des chiffres dépassant les deux milliards au box-office international, qu’en pensez-vous en tant qu’ex-distributeur de films ?
[Xavier Albert] Sur Star Wars, je vais peut-être vous surprendre mais je pense que ce n’est pas tant l’assiette de l’audience qui importe mais le comportement des spectateurs. Une partie des entrées et des éventuels records se joueront sur la répétabilité, c’est à dire combien de fois les gens vont aller revoir le film. La question se posera aussi sur son aura auprès du public familial. Est-ce que vraiment il va y avoir une sorte de phénomène transgénérationel, et du coup, au lieu d’y aller à deux, vous allez y aller à cinq et vous y retournez. Je pense que l’enjeu est là, tout du moins sur les niveaux de box office atteint. Après, sur un phénomène comme Star Wars, la question est plus de savoir qui n’est pas intéressé, tant l’intérêt paraît immense tous segments confondus. Il existe quelques exceptions, mais elles sont rares ! Pour l’anecdote, quand vous observez le niveau d’intérêt par tranches d’âges, de mémoire, et sans révéler quoi que ce soit, il est plutôt mince sur les femmes de plus de 65 ans, ce qui n’est pas vraiment une surprise en soi. Maintenant, la question se pose : cela a t-il du sens d’essayer de les convaincre ?
[Chronique Disney] Au niveau de la cible, n’est-ce pas un handicap d’être directeur marketing dans un studio qui va donner des directives pour un succès optimal. Avez-vous la capacité de résister à certaines décisions ?
[Xavier Albert] Alors là vous touchez à un sujet qui dépend de votre expérience, de la confiance que porte le studio en l’équipe marketing locale. Et ce phénomène est encore plus récurrent et plus fort sur notre marché, parce que la France n’est pas un territoire comme les autres, on peut donc mettre en avant les spécificités locales, culturelles pour résister d’une certaine façon à une pression trop forte de la maison-mère. Après, il y a évidemment des enjeux économiques, donc en fonction du budget, il faudra se concentrer sur certaines cibles. Je pense en revanche que c’est un sujet qui existera toujours côté studio : il y a toujours cette tentation d’un ciblage « four-quadrant », du film qui va parler à tout le monde. Sur les Disney, ce qui revenait souvent, pendant des années : il fallait aussi parler aux ados ! Mais très rarement un adolescent ira voir un Disney en France (c’est sans doute moins vrai pour un Pixar). S’il se rend en salles, il ira le voir sans vraiment le dire ou parce qu’il y va avec son petit frère, mais jamais il n’ira en l’assumant parce qu’il y a marqué Disney dessus et que cela peut paraître « bébé ». Donc cela est peine perdue que de s’adresser à lui ! Il vaut mieux se concentrer sur les parents, les enfants, et là, éventuellement, l’ado ira par ricochet, mais sinon ça ne sert à rien. Et cette discussion-là on l’a eu longtemps, longtemps. Parce qu’aux Etats-Unis, la conception est radicalement différente. Là-bas, la marque Disney, le rapport à Disney sont perçus de manière différente par le public : parce qu’ABC, parce que les chaines Disney n’ont pas nécessairement le même type de programmation qu’en France, avec un ciblage plus âgé. Ils ont une stratégie, un vécu qui ne sont pas les mêmes. Alors qu’en France, on en revient à ce que l’on disait tout à l’heure : c’est quelque chose de très traditionnel, très Disney de Noël, parents, familles, enfants plutôt en bas âge. La question est plutôt de savoir à partir de quel âge puis-je amener mon enfant ? Est-ce que je peux y aller avec un enfant de quatre ans ? Ce sont toujours des questions qui se posent.
Il est sûr que cette discussion sur la cible côté cinéma français, vous pouvez être sûrs que vous l’aurez une fois sur deux ! Il est parfois très difficile de faire comprendre à un réalisateur qui est en France, que vous avez en face de vous et qui a consacré autant de temps sur son œuvre, ou à un producteur pour qui les enjeux économiques sont si importants, que cela ne sert à rien de s’adresser aux femmes de plus de 35 ans, parce que c’est un film d’arts martiaux par exemple si je force volontairement le trait. Certains talents ou professionnels pourtant vont toujours essayer de vous emmener là où ce n’est pas nécessaire. Mais bon, c’est normal, c’est humain, ils souhaitent qu’un maximum de personnes se déplacent pour voir leur film…
[Chronique Disney] Vous abordez dans le livre l’avenir du marketing au cinéma à travers différentes techniques… Est-ce que vous pensez qu’un évènement comme le Netflix Fest est typiquement le futur de la communication autour du cinéma ?
[Xavier Albert] Excellente question. Alors ce qui est sûr, aujourd’hui, et comme je le disais tout à l’heure, c’est que le terrain de jeu pour l’entertainment en général a énormément grandi. Ce qui n’est pas en soi, forcément un atout puisqu’il faut savoir émerger. Sur les événements culturels en l’occurrence, j’explique comment le paradigme a changé parce que finalement, on est passé de l’organisation d’avant-premières où l’on recherchait à avoir de la simple couverture presse (j’ai personnellement vécu une période où l’on cherchait à mettre en place des événements avec les talents sur le tapis rouge pour disposer de belles photos à placer dans les quotidiens ou pour avoir des sujets sur les chaines de télé), à une situation radicalement différente où il faut générer de la conversation et du partage. Car aujourd’hui, ces évènements spéciaux, codifiés, routiniers d’une certaine façon, très peu de média en parlent en réalité ! Le public s’en désintéresse en fait, à part évidemment les sites internet un peu people. Mais ce qui est porteur par contre, c’est effectivement toute la conversation, l’engagement que l’on va pouvoir créer autour d’un événement ou une avant-première. Et cela, je considère que c’est une vraie opportunité, un vrai changement ! Il y a beaucoup d’articles sur ce sujet en ce moment : on est dans un monde où l’on est constamment connectés, on est tous sans arrêt sur nos portables, sur nos ordinateurs, sur nos tablettes. Ce n’est pas du tout un discours old school, c’est une réalité : plus on est assailli d’informations, plus je pense que le consommateur va vouloir vivre de l’expérience et ressentir une émotion. Je crois que notre rôle aujourd’hui c’est d’apporter cela. Je suis un peu en train d’enfoncer des portes ouvertes, mais le côté expérientiel - pouvoir partager ce que l’on a vécu, communiquer - je pense que c’est plus que jamais important !
[Chronique Disney] Le Netflix Fest a eu un retentissement incroyable en notoriété, plus encore si on le ramène à son budget qui ne devait pas être si élevé que cela… Est-ce à dire que les grosses avant-premières qui coûtent des sommes faramineuses vivent leurs dernières années ?
[Xavier Albert] Je pense en effet qu’il faut être davantage créatif pour avoir un vrai retour sur investissement. Il faut être plus centré sur le consommateur et effectivement, il faut lui faire vivre le meilleur moment possible. C’est l’expérience immersive qui va faire la différence (comme l’a très bien fait Fox France par exemple sur de nombreuses sorties). Je trouve que c’est une vraie opportunité, un nouveau terrain d’expression. Se forcer à être très créatif est très grisant d’une certaine manière !
Après, si on parle des festivals classiques de cinéma spécifiquement, ils restent des expériences collectives uniques que les gens ont plaisir à partager et souvent de formidables rampes de lancement au-delà du simple microcosme professionnel.