Le Client du Café de la Paix

Le 11 décembre 1970, les studios Disney sortent en salle Les Aristochats, le dernier long-métrage dont la production a été entamée du vivant de Walt Disney. Inspiré d’une histoire de Tom McGowan et Tom Rowe, le long-métrage offre alors au public une charmante vision du Paris de la Belle Époque, avec son lot de caricatures, telles ce Français installé à la terrasse d’un café.

Le client fait une apparition des plus fugaces. Assis à la terrasse du Café de la Paix, il boit un coup de rouge directement au goulot de la bouteille. Soudain, Scat Cat et sa bande passent près de lui. Si la situation peut sembler normale, le client aperçoit Roquefort qui court derrière eux. Éberlué, il n’en revient pas. Une souris… En train de pourchasser des chats… C’est le monde à l’envers ! Pensant qu’il s’agit-là des effets de l’ivresse, le client, désabusé, renverse le contenu de sa bouteille sur le trottoir.

Lorsque Larry Clemmons hérite des (Les) Aristocats après la disparition de Walt Disney le 15 décembre 1966, il décide d’agrémenter le scénario de petits moments de comédies pures qui, s’ils n’apportent rien à l’histoire, permettent au moins de laisser les spectateurs souffler entre deux scènes d’action.

Le ressort comique le plus récurrent est alors de jouer avec l’image caricaturale que les Américains ont de la France. L’esprit français est tout d’abord présent grâce au truculent Maurice Chevalier qui interprète le générique avec son légendaire accent chantant. Il transparaît également à travers les patronymes de plusieurs personnages, à commencer par les chatons Berlioz et Toulouse, allusions directes au compositeur Hector Berlioz et au peintre Henri de Toulouse-Lautrec. La souris Roquefort emprunte quant à elle son nom au célèbre fromage de brebis de la vallée de l’Aveyron. Les chiens Napoléon et Lafayette rappellent quant à eux deux des plus célèbres militaires de l’histoire française. La jument Frou-Frou, enfin, tient son nom de la chanson d’Hector Monréal, Henri Blondeau et Henri Chatau interprétée pour la première fois en 1897 par la chanteuse Juliette Méaly, l’une des vedettes de la revue Paris à l’affiche du Théâtre des Variétés.

Le Café de la Paix au début du XX^e siècle

La campagne française est elle aussi mise à l’honneur, tout comme le Paris d’Haussmann avec ses élégants hôtels particuliers, à commencer par celui de Madame de Bonnefamille, la propriétaire de Duchesse et de ses chatons. Les quartiers populaires ne sont pas en reste au moment de croiser Scat Cat et sa bande. Certains monuments emblématiques complètent les décors, au premier rang desquels Notre-Dame de Paris et la Tour Eiffel. Parmi les hauts-lieux de la capitale, figure également le Café de la Paix, le célèbre café-restaurant situé dans le 9^e Arrondissement, à l’angle du boulevard des Capucines et de la place de l’Opéra. Point de ralliement des artistes inauguré par l’Impératrice Eugénie en 1862, celui-ci a vu passer à ses tables des personnalités aussi illustres que Victor Hugo, Guy de Maupassant, Émile Zola, Serge Lifar, Serge de Diaghilev, Oscar Wilde, Arthur Conan Doyle ou bien encore le futur roi d’Angleterre Edward VII.

Les anonymes se pressent également quotidiennement pour prendre un café ou un verre. Dans Les Aristochats, un inconnu boit son vin rouge directement à la bouteille, une autre image caricaturale que les Américains ont de la France. Arborant une longue moustache et un bouc blancs, il est vêtu d’une tunique violette et d’un nœud papillon. Pour compléter l’image d’Épinal du Français moyen, il porte un béret sur la tête. Le film ne précise pas qui est exactement ce personnage. Sa tenue peut faire penser à la blouse que portaient les ouvriers au tournant du siècle. Dans un autre registre, peut-être s’agit-il d’un peintre en mal d’inspiration, une hypothèse plausible, le lieu étant un repaire d'artistes.

Milt Kahl

L’animation du client du Café de la Paix n’est pas clairement attribuée. Comme les autres personnages humains des (Les) Aristochats, il y a toutefois fort à parier qu’il ait été conçu par Milt Kahl. Membre du groupe très fermé des Neuf Vieux Messieurs, il voit le jour le 22 mars 1909 à San Francisco, en Californie. Débutant sa carrière modestement à l’âge de seize ans en tant que dessinateur de presse puis comme concepteur d'affiches, il entre chez Disney en 1934. Intervalliste sur plusieurs cartoons de Mickey, son talent lui permet rapidement de devenir animateur puis superviseur de l’animation. Il donne ainsi vie à des personnages aussi fameux que Pinocchio, dont il définit l’apparence finale, Bambi, Brom Bones, Frère Lapin, Johnny Pépin de Pomme, Cendrillon, le prince Philippe et le roi Hubert, Roger Radcliff et Pongo, Merlin l’enchanteur ou bien encore Tigrou. Derrière l’animation remarquable de Shere Khan et de Madame Médusa, son ultime méchante, Milt Kahl est élevé au rang de Disney Legend en 1989, deux ans après sa mort survenue le 19 avril 1987 à l’âge de soixante-dix-huit ans.

Visible seulement une poignée de secondes dans une petite scène particulièrement amusante, le client du Café de la Paix n’a pas d’autre fonction que de faire sourire les spectateurs, tout en renforçant encore davantage la vision caricaturale qu’ont les Américains de la France.