La Grande Exposition Ghibli
Une Visite à Tokyo
L'article
Le 15 juin 1985 est une date charnière dans l'histoire de l'animation puisqu'il s'agit du jour de la création d'un des studios les plus acclamés de sa génération, Ghibli. Fondé par Hayao Miyazaki et Isao Takahata afin de satisfaire un désir de création sans cesse renouvelé, il devient au fur et à mesure des décennies, une vitrine de l'art animé à la japonaise. De tous les talentueux studios d'animation qu'abrite l'archipel nippon, en étendant jusqu'au continent est-asiatique, le Studio Ghibli jouit, en effet, d'une renommée mondiale unique et méritée, grâce aussi bien à ses productions audacieuses qu’à l'intervention d'une distribution internationale, controversée en son temps mais efficace, exclusive à The Walt Disney Company.
L'origine du projet d'un studio indépendant germe plusieurs années dans l'esprit des deux hommes, dans le courant des années 70 avant d'aboutir à sa création pour la mise en chantier du chef-d’œuvre Le Château Dans le Ciel, le 2 août 1986. Perfectionnistes et ambitieux, Miyazaki et Takahata, alors consternés par l'animation bon marché en vogue à l'époque, rendue populaire à la télévision japonaise, adoptent un processus de production qui leur est propre : ils endossent selon leurs conditions, eux-mêmes les casquettes de réalisateur pour Miyazaki et de producteur pour Takahata lors de conceptualisation de Nausicaä de la Vallée du Vent au sein du studio Toei, d'après l'œuvre graphique et scénaristique créée par Miyazaki et publiée dans Animag, célèbre magasine japonais, dédié à la publication de manga. Porté par une certitude de réussite mais contesté par la majorité du milieu, sans doute semblable à celle de Walt Disney pendant la création de Blanche Neige et les Sept Nains, les deux amis affrontent les difficultés et relèvent les défis jusqu'à la consécration critique et publique du film, le 11 mars 1984. Le Studio Ghibli allait naître, précédé par ses idéaux avant sa création réelle, qui surviendra une année plus tard. Après quoi, successivement, les chefs-d’œuvre s’enchaînent, tant est si bien que les noms de Miyazaki et Takahata, en plus de ceux des autres réalisateurs issus de l'écurie Ghibli qui surviendront plus tard, dépassent la renommée locale pour finalement susciter l'attention et l'engouement à travers le globe, atteignant pour beaucoup les firmaments. Au Japon, Ghibli fait figure de studio mythique et il n'est pas rare d'observer des clins d’œil éparpillés dans le quotidien des japonais, par le biais de sponsoring ou de produits dérivés. Son influence dans le pays est majeure et semble t-il, à bien des égards, plus notable que celle des studios Disney et Pixar !
Afin de célébrer les 30 ans d'une carrière quasi-irréprochable, le Studio Ghibli en partenariat avec Roppongi Hills, une tour édifiée en 2003 et nichée en plein centre de Tokyo, organisent une exposition évènement qui se tient au cinquante-quatrième étage de l'immeuble, du 7 juillet au 12 septembre 2016. Soit soixante-sept précieux jours, aussi fugaces qu'un été à la campagne.
Tout au long d'une galerie extérieure qui conduit le visiteur vers l'entrée principale de la tour Roppongi, le regard de la Princesse guerrière Nausicaä, en lévitation sur son blanc planeur aux lignes dynamiques, scrute les passants au travers d'affiches efficaces et omniprésentes. Pour le néophyte de passage, cela ne relève nullement son intérêt, au-delà de l'esthétique et de l'exotisme de ces posters par la présence des pictogrammes japonais d'un bleu cyan. En revanche, pour les férus, cette présente est très surprenante. Car aussi bizarre que cela puisse paraître, le film Nausicaä de la Vallée du Vent n'est pas une œuvre estampillée Ghibli. Il s'agit là d'un anachronisme indéniable parce qu'antérieure à la création du studio. Mais étant tellement indissociable du reste du catalogue, il allait de soit que l'inclure à la rétrospective et l'honorer judicieusement en mettant en exergue un croquis original du film en tant qu'affiche promotionnelle serait caractéristique : c’est une façon hardie de boucler la boucle en lui rendant son prestige, bien qu'il n'est jamais été contesté. Et cela présage tout autant avec enthousiasme d'une vue complète des œuvres Ghibli.
Le temps d'une saison estivale, il est donc possible de s’élever à deux cent cinquante mètres au-dessus du sol pour observer des originaux, des esquisses, des maquettes ou encore des produits dérivés d'époque, dans le but d'appréhender et de mieux comprendre le processus créatif d'artistes inspirés et visionnaires. Il est d'ailleurs agréable de constater que l'engouement des Japonais pour leur patrimoine est extrêmement vivace, puisque la fréquentation de l'exposition a littéralement explosé, signant un véritable succès. Peut-être y a-t-il aussi dans ce triomphe la manifestation d’une frustration venue de la fermeture pour rénovation, pendant la même période, du musée Ghibli de Mitaka, dans la banlieue ouest de Tokyo ? Pour 1800 yens (soit un peu moins de seize euros), il est donc offert au public la possibilité d'emprunter l'ascenseur pour s’élever vers les hautes sphères de l'animation, seulement s’il a le courage, en préambule, de s’infliger la longue file d'attente de l’accès à l’exposition. Mais la chaleur de l'été n'a manifestement raison de l'enthousiasme d'aucun ; l'excitation est sans doute trop grande pour y renoncer.
Le précieux sésame en main, une hôtesse dirige le visiteur vers l'entrée où il lui est très poliment demandé de ranger son appareil photo ainsi que son téléphone portable, car vidéos et photos sont en toute logique prohibées. Mais qu'importe, se confronter à cette règle laisse l'entière satisfaction de profiter pleinement et sans interférence des artefacts éparpillés un peu partout entre les différents espaces d'exposition, et la parade d'affiches officielles de chacun des films d'animation qui vous escorte donnent le ton.
Première constatation, l'endroit en question est d'une éloquence foudroyante. Peut-être plus que pour aucune autre exposition, il était ici légitime de rendre hommage au talent des animateurs au travers d'un endroit suspendu entre ciel et terre. Ghibli, qui tient d'ailleurs son nom d'un vent chaud du désert que les pilotes italiens de la Seconde Guerre mondiale ont repris pour désigner leurs avions de reconnaissance, a toujours mis en évidence le monde de l'aviation et des hautes altitudes dans ses long-métrages. L'hommage est retentissant lors du premier contact avec l’éclairage naturel d’un vestibule panoramique qui laisse pantois. L'exposition n'a même pas encore commencé que le public est déjà littéralement bouche bée. Tokyo, son centre et son port s'offrent à lui, complètement nu et presque fragile. Comme des géants, les visiteurs surplombent ainsi la capitale et sont témoins aussi bien de l'atlas des nuages que du trafic routier en contrebas. Il y a du respect dans leur regard lorsque leurs yeux glissent sur ce paysage urbain... Un parallèle éblouissant avec l’ascension de la cité perdue de Laputa leur vient à l'esprit, comme une étincelle, mais aussi la petitesse du peuple d'Arrietty, les chapardeurs, petits êtres vivants sous le plancher des maisons habitées. Car le monde semble bien minuscule à ce niveau ! Ils comprennent, en partant du principe qu'ils l'ignoraient encore, la mesure avec laquelle les Japonais adulent ce studio, pour lui allouer ces locaux. Le privilège est tel que l'accès à la vue panoramique du building est exclusivement réservé aux personnes ayant payé le droit d'entrée à l’évènement. Mais le personnel les arrache bien vite à leurs rêveries pour les inciter à s'engouffrer dans le hall d’accueil. Grand bien leur fasse puisqu’ils sont en charge du bon déroulement et de la fluidité de la visite, face au torrent de visiteurs. En s’engouffrant dans la première pièce, ils sont accueillis par un Totoro géant, tenancier d'un bar local à l'éclairage tamisé et fort hospitalier. Fier mais quelque peu surpris par l'abondance de clients au sein de son établissement, il trône derrière son comptoir entouré d'objet précieux traçant l'épopée Ghibli. Photos et figurines liées aux films du studio abondent élégamment et décorent avec panache un endroit charmant où l'invité resterait bien prendre un verre ou deux si le temps ne lui était pas compté. En s’y attardant quelques minutes, ils peuvent même y voir une photo assez spectaculaire au demeurant : Hayao Miyazaki bras dessus, bras dessous avec son producteur et ancien président du studio et ancien directeur des publications d'Animag, Toshio Suzuki, mais aussi et surtout un certain… John Lasseter ! Ce dernier voue depuis toujours une admiration sans borne pour l'artiste japonais, auquel il rend d’ailleurs un vibrant hommage, par la présence d'une peluche Totoro dans le 3ème opus de sa saga Toy Story.
L'introduction laisse présager en plus d'une restitution chronologique des travaux du studio, un compte rendu des relations internationales que Ghibli entretient avec le reste du monde artistique. Car il ne s'agit là que d'une mise en bouche savamment orchestrée. En effet, la seconde pièce est une aire photographiable très courtisée. Vu dans le film Mon Voisin Totoro, le chat-bus, entité farfelue mixant un félin et un moyen de locomotion, est l'un des nombreux portes étendard adulés de la firme, au même titre que Pluto ou Daisy pour Disney. Les organisateurs ont donc jugé bon de gratifier la visite d'une réplique en taille réelle du moyen de locomotion azimuté dans lequel le spectateur hébété peut s'installer et être photographié. Jubilatoire !
Derrière tout cet artifice propre à satisfaire une demande « kawaii » populaire au Japon, les choses sérieuses peuvent finalement commencer dans la pièce suivante. Ghibli, c'est une succession de 22 long-métrages (en incluant l'outsider Nausicaä de la Vallée du Vent), tous ancrés dans l’inconscient collectif de l'archipel, et 15 courts-métrages plus ou moins connus. Tous sont retracés chronologiquement à partir d'affiches originales et de croquis préparatoires. Du sol au plafond, les murs sont tapissés d'esquisses et de celluloïds à faire perdre la raison aux visiteurs. L'émotion est palpable et la puissance du rendez-vous est poignante. Ce que de coutume chacun peut observer sous format DVD, Blu-ray ou autre magazines, les organisateurs de l'exposition offrent le privilège de le découvrir sans artifice sur un plateau ! Rien ne manque : la chute vertigineuse de Sheeta, le champ nocturne des lucioles, le regard accusateur de la sauvage Mononoke ou encore la frêle Ponyo dans son seau en plastique, entre autre pour les plus célèbres. Car un accent d'égalité a été scrupuleusement respecté. Les piliers côtoient les films injustement placés en seconde catégorie. Les moins célèbres, pour les spectateurs occidentaux, Si tu Tends l'Oreille et Mes Voisins les Yamada, profitent ainsi d'une mise en valeur strictement équivalente. Ce qui témoigne de la volonté de Ghibli à promouvoir équitablement l'ensemble de son catalogue et non pas que ses réussites commerciales. Une politique que Disney, en amont, continue d'ignorer au grand dam de son public.
Pour chaque affiche, la maquette est exposée en parallèle, appuyée par les recherches calligraphiques des titres de film. Bien entendu, il ne peut s'agir ici que d'un raccourci car montrer l'ensemble des recherches graphiques effectuées serait interminable, bien que tout aussi passionnante. L'enthousiasme est toutefois entaché par une surprise de taille : aucun des panneaux explicatifs n'est traduit en anglais. Un détail surprenant et totalement injuste lorsqu'est connu l'intérêt grandissant des occidentaux pour Ghibli, et le nombre non négligeable de touristes au pays du soleil levant (vingt-sixième au rang mondial). Une légère amertume baignée d'un soupçon de frustration souille donc ce qui aurait pu être parfait. Une situation d'autant plus frustrante quand il se remarque que l'exposition annexe aux lieux, Louvre n°9, propose elle à ses visiteurs des légendes en anglais, voire même en français ! Le public étranger se console donc tant bien que mal en jugeant la chance d'être en présence d'originaux qui ont fait l'histoire de l'animation, ce qui n'est pas à prendre à la légère !
Plus loin, en continuant son exploration, une réplique d'un bureau supposé de Miyazaki, ou de tout autre créatif, jonché de figurines et d'éléments du quotidien, fait face à une série de storyboards. Une figure originale et totalement inédite pour les touristes d'outre-mer, hante aussi les cloisons. Celle d'un chat blanc, très sommairement dessiné mais terriblement charismatique, à qui il arrive une série de courtes mésaventures animées. Une sorte de running gag popularisé par des personnages tel que Garfield ou Snoopy, dans un média néanmoins différent, celui de la publication. Derrière la mise en scène naïve des lieux, se cache le travail de longue haleine qu'éprouvent les artistes pendant les nombreuses années d'étude et de recherche d'innovation entre la genèse d'un projet et sa projection au public. L'environnement de travail est certes confortable et détendu, mais il ne sert qu'à maquiller le stress et le risque sans cesse entrepris par les artisans de l'animation, quelque soit leur renommée. Un cadre idyllique mais aussi et surtout de sacrifice.
La pièce suivante, gigantesque, est une collection foisonnante de produits dérivés du studio. Un nombre incalculable de trésors cohabite de parts et d'autres tout au long des murs circulaires. T-shirts, porte-clés, jeux de cartes, pin's, la liste est aussi longue que le nombre d'écailles sur la peau d'Aku. Paradis des collectionneurs, beaucoup de ces objets sont de véritables joyaux. Les exemplaires numérotés « 000 » des figurines en résine du dieu-cerf ou de la princesse lunaire Kaguya, parmi une pléthore d'autres, côtoient une reproduction géante de Ponyo et un vase prétendu de l'époque d'Edo, jusqu'à ce que le visiteur constate la présence d'un sans-visage sur son flan. Les sens sont sollicités plus que de coutume et une overdose de bonheur pourrait étreindre les bienheureux à chaque instant. En levant les yeux, ils se retrouvent face à une copie grandeur nature du planeur de Nausicaä et d'un banc de sirènes-poissons rouge en peluche. Un véritable tourbillon les submerge alors. Forte de ses trois décennies, Ghibli a su tirer profit de la demande de ses consommateurs. Cependant, il est judicieux de rappeler que la commercialisation des goodies ne commença que deux ans après la sortie en salle de Mon Voisin Totoro, soit en 1990. Le succès ayant était relatif à l'époque, Totoro ne gagna, en effet, en popularité qu'à sa première diffusion à la télévision. Ghibli dut alors contenter la demande, auparavant complètement négligée. La réussite fut elle que la créature devint le symbole du studio et permit de financer beaucoup de ses long-métrages. Totoro est à raison, l'égal de Mickey Mouse dans l'archipel !
Cette galerie témoigne donc de l'amour des Japonais pour ces personnages qui désormais sont entrés dans l'intimité de chacun d'entre eux par le biais d'objets du quotidien, aussi bien utiles que purement décoratifs.
Après cette salle aux trésors, une annexe tapissée de photos d'époque témoigne des relations privilégiés des différents intermittents du studio, de fragments de vie privée et de témoignages écris d'intervenants de renoms, dont John Lasseter. Des affiches promotionnelles en diverse langues (dont une française) insistent sur la renommée internationale de Ghibli et une devanture offre le privilège d'observer l'Oscar historique du meilleur film d'animation de 2003 mais aussi l'Ours d'Or du Festival International du Film de Berlin de 2002, ultime consécration et premier remis à un film d'animation, tous deux remportés par l'illustre Le Voyage de Chihiro.
Totalement subjuguant, cela n'est pourtant pas le point culminant de l'exhibition. Indubitablement, le clou du spectacle est, à bien des égards, le dernier hall. Puisque les désirs de Miyazaki sont désormais des objectifs réalisables, et que les ambitions du maître ne peuvent qu'essuyer que de très rares refus, l'étage panoramique d'un angle de cent quatre-vingt degrés est une vitrine de prestige. Des répliques d'avions issu de tous les films Ghibli y sont perchées à plusieurs mètres du sol, en suspension dans un ballet aérien de toute beauté, comme un tribut à une scène onirique du film Porco Rosso. Appuyé par la vue d'un Tokyo plongé dans une lumière crépusculaire, l'effet est saisissant. Une plateforme centrale, esquissée selon des plans architecturaux pouvant être vus dans la Vallée du Vent est nimbée de l'ombre menaçante d'un vaisseau issu, lui, des embarcations aériennes de Laputa. Attachée à des cordes qui par intermittence la font monter et descendre, la maquette est, quant à elle, entièrement animée : les hélices tourbillonnent, les gouvernails tremblent et les rames célestes virevoltent. En guise de réponse au paysage urbain, le mur opposé retrace à l'aide d'une frise les grandes dates de l'aviation. Comme un ultime rappel de la part de Ghibli de mettre en corrélation son histoire à celle de la conquête aérienne. Ce chant des cygnes clôt la visite de la plus belle des façons et le visiteur s'attarde, contemplatif, à examiner au-delà des vitres la magie d'un moment qui opère totalement dans son subconscient, avant de rejoindre le monde d'en bas, où la vie reprendra son court.
De merveilles en découvertes, le visiteur ne se sent absolument pas lésé, même si le constat général le fait peut être regretter une exposition trop courte compte tenu du prix et en comparaison de l'éclat du studio, mais aussi par l’absence assez effarante d'une boutique de souvenirs à l'effigie du studio. Ce qui est d'autant plus excentrique de la part des organisateurs qu'une pièce entière est consacrée au merchandising. Néanmoins, la richesse des travaux sélectionnés et la volonté de retranscrire fidèlement l'histoire du studio sont telles que ces lacunes sont comblées et excusées. Ghibli, du haut de sa trentaine, et malgré ses restructurations intempestives, ses échecs commerciaux (rares), ses appétences insatiables qui peuvent lui coûter cher et le départ en retraite de ses deux plus fameux créateurs, laissait craindre une dissolution injuste mais inévitable. Mais cette exposition a le mérite de témoigner de l'estime incroyable du public et de la critique à son égard en plus de promouvoir son futur long-métrage La Tortue Rouge, réalisé par un premier réalisateur non japonais d'origine belge, Michael Dudok de Wit, ce qui atteste d'un désir jamais vu de changement et d’internationalisation du studio. Il reste à espérer un nouvel âge d'or qui conduira à d'autres chefs-d’œuvre signés Ghibli.