Duckenstein
Éditeur : Glénat Date de publication France : Le 10 juin 2020 Genre : Disney Divers |
Auteur(s) : Bruno Enna (Scénario) Fabio Celoni (Dessins) Nombre de pages : 80 |
Le synopsis
Alors que son navire est prisonnier des glaces de l'Arctique, le Capitaine Gusbert Walton repêche des mers gelées un bien mystérieux canard, Victor Von Duckenstein, qui s'évanouit sitôt monté sur le bateau. À son réveil, le rescapé entreprend de raconter à son sauveur son histoire. De son enfance passée auprès de la douce Daisy Beth près de Genève jusqu'à ses études à Ingolstadt, où il se perfectionna dans les arts et la science, Victor n'épargne aucun détail à son hôte, avant de lui révéler son plus grand secret : il est parvenu à donner vie à une créature inanimée. Depuis, le monstre et lui se chassent l'un l'autre inlassablement, semant le chaos sur leur passage... |
La critique
Un être difforme à la peau verte et arborant des boulons dans le cou, un savant fou et son fidèle serviteur bossu, une histoire d'amour détruite par la vanité scientifique, des villageois en colère armés de torches et de fourches poursuivant un monstre tueur : les codes du mythe de Victor Frankenstein et de sa Créature sont immédiatement identifiables dans l'imagination collective. Pourtant, l'immense majorité de ce que le public sait – ou croit savoir – de l'histoire de Frankenstein a en réalité bien plus à voir avec les réimaginations successives en films, romans et autres séries animées de l'œuvre de Mary Shelley qu'avec le roman original lui-même.
En 2016, Bruno Enna et Fabio Celoni imaginent donc une énième réécriture de la fable du scientifique s'étant pris pour Dieu, adaptée à tous les publics mais se voulant proche toutefois de son matériau d'origine : la bande dessinée en deux parties est alors publiée dans Topolino, l'équivalent italien du (Le) Journal de Mickey, les 1er et 8 novembre 2016. En France, Duckenstein a d'abord été éditée le 1er août 2018 dans le Super Picsou Géant n°207, puis dans Mickey Parade Géant Hors-Série n°13, le 15 novembre 2019, avant d'être enfin proposée dans une superbe édition à couverture rigide par Glénat, le 10 juin 2020.
Mary Shelley est une auteure britannique qui a vu le jour à Londres, le 30 août 1797, née d'une mère féministe et philosophe, Mary Wollstonecraft, qu'elle n'a jamais connue et d'un père auteur, philosophe et journaliste politique, William Godwin. En 1816, alors âgée d'à peine 18 ans, Mary Shelley se rend au Lac Léman, près de Genève, avec son amant Percy Shelley et sa demi-sœur Claire Claremont ; les jeunes gens ayant en effet prévu de passer l'été avec le poète Lord Byron et le physicien John William Polidori. Mais voilà, la météo est pluvieuse, aussi le groupe de jeunes intellectuels se voit contraint de passer de longues journées à l'intérieur. Ils s'y racontent des histoires de fantômes allemandes, ce qui donne alors à Lord Byron une idée : il propose à chacun d'écrire sa propre histoire d'épouvante. Mary Shelley peine dans un premier temps à concevoir le moindre récit, mais alors que les discussions tournent fréquemment autour de la science, l'auteure imagine l'histoire d'un jeune étudiant étant parvenu à donner vie à une créature monstrueuse. De ce récit, naît Frankenstein ou le Prométhée Moderne, qui se voit publié deux ans plus tard, en 1818. Depuis, le livre est fréquemment cité comme étant l'un des tout premiers romans de science-fiction moderne, tout en relevant grandement du courant romantique et du récit gothique. Mary Shelley s'éteint le 1er février 1851 à Londres, laissant derrière elle une carrière littéraire prolifique signant de multiples romans et nouvelles, mais aussi de nombreuses lettres et des récits de voyage. Son œuvre tombe néanmoins rapidement dans l'oubli, mis à part Frankenstein ou le Prométhée Moderne. Il faut alors attendre la fin du vingtième siècle, et surtout les premiers balbutiements de la critique littéraire féministe pour voir de nouveau l'œuvre de Shelley mise en avant, et non plus seulement lue à l'aune de celle de son mari.
L'auteur de Duckenstein, Bruno Enna, est quant à lui né en 1969 à Sassari, en Italie. Travaillant tout d'abord comme décorateur au théâtre, il débute en 1996 sa carrière d'auteur et de dessinateur de bande dessinées avec quelques gags mettant en scène Mickey Mouse et ses amis, avant de proposer, en 1997, une première histoire longue de Picsou dans le magazine Topolino. Très prolifique depuis, et notamment lorsqu'il s'agit d'écrire des histoires mettant en scène Mickey Mouse et Donald Duck, l'auteur a également collaboré au scénario de nombreuses histoires parues dans W.i.t.c.h. ou encore à des couvertures du magazine Disney Fairies. Avec son acolyte Fabio Celoni, il a aussi imaginé un triptyque centré sur les histoires d'horreur les plus célèbres, toutes parues dans Topolino : Dracula (2012), avec Mickey dans le rôle de Jonathan Harker, L'Étrange Cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde (2014), dans lequel Mickey et Donald tiennent les rôles-titres, et Frankenstein ou le Prométhée Moderne (2016), où Donald endosse le rôle du scientifique.
Fabio Celoni, de son côté, est né le 23 septembre 1971 à Sesto San Giovanni, en Italie. Il commence sa carrière de dessinateur en 1991 à seulement 20 ans dans Topolino, avec une histoire mettant en scène Les Trois Petits Cochons. Le dessinateur travaillera finalement assez peu sur des histoires complètes de Disney, se concentrant plutôt sur la réalisation de nombreuses couvertures de magazines, et notamment Paperinik (Fantomiald), fort de son style graphique inimitable. En 2010, il co-signe également les dessins de la bande dessinée Epic Mickey, inspirée du jeu vidéo homonyme.
Adapter l'histoire de Frankenstein ou le Prométhée Moderne pour le jeune public n'est pas une mince affaire. Le roman dépeint en effet l'histoire d'un scientifique obsédé par la connaissance et fortement inspiré de ses lectures sur les expériences alchimiques des siècles passés, qui va, après plusieurs années d'études auprès de ses précepteurs à Ingolstadt, créer un monstre à partir de morceaux de cadavres. Immédiatement épouvanté par son œuvre, le scientifique s'enfuit. La Créature, elle, vole son manteau et part découvrir le monde. Elle apprend notamment la lecture et le langage en observant durant de longs mois une charmante famille française désargentée, puis elle décide de se révéler à leurs yeux. La famille est aussitôt terrorisée par l'apparence du monstre, et le jeune homme de la maisonnée, Felix, le bat violemment. Alors qu'il fouille dans le manteau qu'il a volé à Frankenstein après s'être enfuit, le monstre trouve un carnet qui lui indique que Frankenstein vit à Genève. La Créature part alors confronter son créateur, dans l'une des histoires de vengeance les plus glaçantes de la littérature.
L'histoire de Mary Shelley a, depuis, été adaptée un nombre incalculable de fois, aussi bien au théâtre qu'au cinéma, dans la littérature et dans la peinture ou l'animation. Mais la relecture qui reste dans les mémoires toutefois, et qui a largement contribué à forger la légende de Frankenstein et de sa Créature dans l'imaginaire collectif, est sans nul doute l'adaptation en film de James Whale en 1931, Frankenstein, où Boris Karloff incarne l'iconique Créature. The Walt Disney Company a elle aussi proposé plusieurs adaptations de l'histoire au fil des années, en bande dessinée bien sûr, notamment dans L'Histoire Selon Dingo Aujoud'hui : Frankenstein en 1979, mais aussi au cinéma dans le moyen-métrage Frankenweenie (1984) puis le long-métrage animé homonyme (2012), tous deux réalisés par Tim Burton. Les personnages de Frankenstein et de la Créature ont en outre fait çà et là des apparitions dans des courts et moyens-métrages, tel L'Épouvantable Halloween de Mickey (2017). Il faut noter que The Mad Doctor (1933) est quant à lui indirectement inspiré de Frankenstein ou le Prométhée Moderne ; il est en effet communément admis aujourd'hui que Mary Shelley est, ni plus ni moins, celle qui a inventé le personnage du savant fou, dont les codes seront plus largement popularisés par les films Metropolis en 1927 et Frankenstein en 1931 !
Le pari était donc fort osé de la part de Bruno Enna et Fabio Celoni, dont le souhait était de proposer une adaptation proche du roman original, tout en y apportant une série de retournements de situation et de gags pour alléger l'histoire de Mary Shelley. Et force est de constater que le tout fonctionne à merveille ! L'histoire débute alors sur le navire de Gusbert Walton où, comme dans le roman original, le docteur Victor Von Duckenstein est sauvé in extremis des mers gelées du cercle Arctique avant de raconter au capitaine son épouvantable histoire, le mettant en même temps en garde contre l'orgueil scientifique et la soif de connaissances immodérée. Enna et Celoni reprennent ainsi de nombreux personnages et péripéties du roman tout en les détournant de manière souvent amusante. Si tous les publics sont évidemment à même d'apprécier l'histoire, les lecteurs et lectrices qui ont, eux, déjà lu le roman de Mary Shelley, éprouveront sans aucun doute un plaisir décuplé face au génie des créateurs de Duckenstein, chaque page amenant son lot de surprises. Bruno Enna trouve, il est vrai, une alternative brillante au matériau ayant servi à la conception de la Créature, qui n'est évidemment plus constituée de restes humains. Ainsi, les boulons attachés à la tête du monstre – et popularisés par le maquillage que porte Boris Karloff en 1931 – se révèlent être dans la bande dessinée tout à fait autre chose. Quant au désir de vengeance de la Créature et son acharnement à massacrer les êtres chers à Frankenstein, ces éléments sont mis de côté au profit d'un caractère plus doux et candide. Le sentiment d'abandon de la Créature et sa tristesse lorsqu'elle est rejetée sont, en revanche, bien retransmis dans Duckenstein, même si le monstre ne se départit jamais de son optimisme.
La bande dessinée revendique donc pleinement son lien de filiation avec le roman original, tout en en tordant les codes de l'horreur avec dérision. Le titre de l'œuvre figurant sur la première page est d'ailleurs suivi de la mention « de Mary Shelduck » apportant dès lors un message clair ! La tristesse du sort de la Créature, souvent négligée dans les adaptations successives, quand elle n'est pas complètement modifiée pour en faire une simple machine à tuer, sonne elle aussi plutôt juste dans Duckenstein. Dans le roman de Mary Shelley, la Créature est, en effet, née tel un canevas vierge, sans être capable de faire la distinction entre le bien et le mal. C'est alors le rejet de son créateur, l'horreur dont font montre les humains à son égard et une ultime trahison de Frankenstein qui la feront définitivement basculer dans la colère et animeront sa soif de vengeance. Dans Duckenstein, au contraire, la Créature ne penche jamais une seul fois vers le côté sombre, alors même que les pages où les hommes la rejettent se multiplient et la compassion du lectorat à son égard, elle, va grandissant. Une telle candeur dans le caractère de la Créature avait déjà été en partie présentée à l'écran, dans le film Mary Shelley's Frankenstein, réalisé par Kenneth Branagh en 1994. La Créature, sous les traits d'un Robert De Niro au visage recousu, était, comme dans le roman original, un être dont le cœur n'était pas encore tâché par la cruauté des hommes à sa naissance. Duckenstein invite donc lectrices et lecteurs à imaginer une autre version de l'histoire, un récit dans lequel la Créature aurait trouvé quelqu'un pour lui tendre la main et l'accepter telle qu'elle est.
Les dessins de Fabio Celoni et son inimitable patte graphique participent eux aussi pleinement à la réussite de Duckenstein. Fréquemment sombres, ou abusant des couleurs pâles, voire délavées, jouant avec les ombres et la lumière avec une maestria certaine, les illustrations parviennent, il est vrai, à installer une ambiance gothique et envoûtante qui sied à merveille au scénario de Bruno Enna. Celoni multiplie ainsi les planches à l'atmosphère angoissante, et sa plus grande réussite est incontestablement la partie durant laquelle Victor Von Duckenstein prépare son expérience. Du ciel rouge feu criblé d'éclairs qui accompagne la nuit durant laquelle le personnage déterre ses matériaux jusqu'au réveil de la Créature et sa fuite, le tout dans une ambiance mêlant les imaginaires alchimique et steampunk, la scène est époustouflante de bout en bout. Les sombres rues une nuit d'orage à Ingolstadt ou encore le somptueux manoir de Balthazar Von Picsou à Bellerive et la sombre forêt avoisinante possèdent également des styles très marqués qui contribuent, au détour de chaque page, à plonger lectrices et lecteurs dans la captivante histoire d'un canard ayant voulu jouer avec l'ordre naturel.
Duckenstein est donc une bande dessinée remarquable. Elle arrive sans peine à adapter pour tous les publics l'une des plus grandes histoires d'horreur de tous les temps sans jamais se montrer enfantine, et il est facile de ressentir, à la lecture, tout le plaisir qu'ont pris ses auteurs à chercher le meilleur moyen de renverser les codes horrifiques du roman original. Introduction à l'histoire de Frankenstein pour les plus jeunes et réécriture savoureuse pour les initiés au roman de Shelley, Duckenstein plaira dès lors assurément à tous les lectorats. Les surprises foisonnantes à chacune des pages et les quelques frissons ressentis lors de la scène où la Créature s'infiltre dans le manoir de Picsou feront, elles, mouche auprès des lectrices et lecteurs de tous âges. Il n'y a alors qu'un seul reproche à faire à Duckenstein : la bande dessinée est un peu courte. Pour condenser l'histoire originale de Mary Shelley sur près de 70 pages, Enna et Celoni ont en effet fatalement dû opérer des sacrifices. Toutes les péripéties de la dernière partie du roman, dans laquelle Frankenstein part en Écosse obéir au chantage de la Créature, avant de dériver jusqu'à l'Irlande, où il est jeté en prison pour un crime qu'il n'a pas commis, sont ainsi absentes de la bande dessinée. Du reste, le lecteur ne boudera certainement pas son plaisir, d'autant que l'édition proposée par Glénat est des plus somptueuses, grâce à son dos entoilé vert, frappé du titre en jaune : la bande dessinée est du plus bel effet dans une bibliothèque, et son format ainsi que la qualité de son papier rendent parfaitement justice au travail de Bruno Enna et Fabio Celoni.
Duckenstein sait ravir son public et prolonge habilement l'histoire de l'un des monstres sacrés de la culture populaire. Nul doute possible, la légende, tout comme la Créature, sont bien vivantes.