Disney et la Chronologie Française des Médias
L'article
Disney France a récemment annoncé qu'il se posait encore la question de savoir s'il sortait ou non le film Marvel Studios Black Banther : Wakanda Forever dans les salles françaises ou s'il le mettait directement sur Disney+ comme il va le faire pour Avalonia, l'Étrange Voyage, le Disney de Noël des Walt Disney Animation Studios. Le studio s'affranchirait alors de la chronologie des médias qui s'enclenche si et seulement si un long-métrage passe par la case « sortie au cinéma ». À la suite de cette annonce révélée par Le Film Français, un vif débat est peu à peu monté dans les journaux et les réseaux sociaux, voyant s'opposer les pro et les anti chronologie des médias, parfois dans l'insulte et l'outrance, souvent dans la condescendance et la caricature. Les défenseurs du système français passent pour des bobos élitistes et omniscients soutenant ironiquement le gentil Canal+ pourtant détenu et géré de main de fer par un industriel ouvertement réactionnaire, à l'opposé idéologique de la plupart des artistes. Disney est lui présenté comme un ogre impérialiste américain, suppôt du libéralisme triomphant tandis que ses fans sont dépeints au mieux comme des imbéciles heureux, au pire comme des embrigadés traîtres à leur nation.
Mais voilà, la chronologie des médias est un sujet complexe qui supporte mal l'approximation. S'agissant en premier lieu d'un accord professionnel, il réunit autour de la table des négociations des acteurs aux intérêts parfois diamétralement opposés, quand, en plus, la politique ne vient pas mettre son grain de sel. La Revue Européenne des Médias et du Numérique a livré à son sujet un article complet et passionnant revenant dans le détail sur les tractations qui ont amené à la dernière mouture en vigueur depuis le 24 janvier 2022. Elle explique ainsi parfaitement les positions des uns et des autres et constitue une lecture indispensable pour tout comprendre avant d'imaginer pouvoir prendre position.
Chronique Disney, média de fans Disney, tente ici dans son strict périmètre d'expliquer ce qu'il comprend de la position de Disney France et d'apporter son avis à ce débat qui n'a de cesse de tourner à la confrontation entre les bons et les méchants ; il ne s'agit pourtant pas de contester l'intérêt de l'existence de la chronologie des médias et encore moins de la nécessité de financer la production française mais bien de comprendre les effets de bord que cette réglementation produit au point de la rendre contraire à l'objectif qu'elle s'est donnée.
Tout d'abord, et c'est sans doute l'attaque la plus injuste faite à la filiale hexagonale, Disney France n'a jamais eu pour objectif de voir supprimée la chronologie des médias française. Elle souhaite juste que soient prises en compte ses propres spécificités, pour l'instant uniques sur le marché français mais qui risquent de se démultiplier quand les plateformes des autres studios américains - Peacock pour Comcast maison mère d'Universal ; la successeure de HBO Max pour Warner Bros. Discovery ; Paramount+ pour Paramount Global - arriveront en France. Car il ne faut pas s'y tromper : les autres studios américains sont, pour l'instant, attentistes et regardent Disney se dépatouiller de la situation de conflit avec les professionnels français et une partie du public et de la presse, quitte à s'inviter dans le débat plus tard, une fois la brèche ouverte...
Comme indiqué par sa présidente Hélène Etzi lors d'une interview du 8 juin 2022 au journal Les Échos, Disney France veut en fait, en priorité, supprimer la fenêtre d'exclusivité de 22 à 36 mois d'un long-métrage lors de sa diffusion sur la télévision gratuite. Disney souhaite ainsi que les films que ses studios financent, c'est-à-dire ses propres films et uniquement eux, puissent rester sur sa plateforme, ici Disney+, en même temps qu'ils sont diffusés sur les chaînes gratuites. Si cette clause sautait, Disney serait ainsi prêt à signer l'accord de chronologie des médias. Ensuite, mais seulement dans un deuxième temps, Disney espère voir diminuée la durée d'arrivée de ses longs-métrages sur sa plateforme, trouvant que les 15 ou les 17 mois actuellement en vigueur sont un temps bien trop long ; là où ailleurs dans le monde, les films arrivent majoritairement entre 45 jours et 6 mois sur Disney+ après leur sortie en salles. Disney France n'est d'ailleurs pas bien gourmand sur cet aspect, proposant une durée de 10 à 12 mois, laissant ainsi l'exclusivité à Canal+ durant 4 à 6 mois et non plus 9 à 11 mois comme c'est le cas actuellement.
© la SRF
(Cliquez sur l'image pour agrandir)
Par ailleurs, dans le débat en cours, beaucoup de contre-vérités ou de passages sous silence ont été faits, au mieux par ignorance, au pire par manipulation d'opinion.
D'abord, Disney France paye bien ses impôts en France, même s'il est vrai que la filiale française a récemment eu des démêlés fiscaux en raison d'une propension à l'optimisation européenne par trop poussée (et c'est un euphémisme). Bercy ne s'est évidemment pas privé de rappeler à l'ordre l'Oncle Picsou à grands coups de rattrapages de dus non perçus et autres pénalités de retard...
Ensuite, le 1er juillet 2021, le décret SMAD est entré en vigueur, obligeant les plateformes à investir 20% de leur chiffre d'affaires dans la production française, qu'elles soient signataires... ou non des accords sur la chronologie des médias ! La modification de l'accord était justement là pour compenser ce financement imposé alors que l'ancien délai de 36 mois se faisait sans financement obligatoire.
Il a également été dit que Disney France n’investissait pas dans la production française par rapport aux autres studios. Certains oublient qu'il a sorti par exemple Sur le Chemin de l'École qui a gagné le César du Meilleur Documentaire en 2014 ; qu'il investit via Disney Channel dans l'animation française en co-finançant nombre de séries qui contribuent à faire rayonner le savoir-faire tricolore à travers le monde comme Miraculous, les Aventures de Ladybug et Chat Noir ; ou alors qu'il produit des séries pour Disney+ comme Para//èles ou Oussekine, constituant la filiale Disney en Europe en ayant proposé le plus depuis l'ouverture du service en 2020.
Autre contre-vérité, si d'aventure il ne sortait pas Black Banther : Wakanda Forever au cinéma, Disney France ne contournerait pas pour autant la loi française. Rien n'oblige en effet un producteur ou un studio à sortir un film en salles ! Chacun - et c'est normal - est encore libre de diffuser une œuvre comme il l'entend. A contrario, à partir du moment où Disney France sort un long-métrage au cinéma, la filiale a toujours respecté scrupuleusement le cycle de vie prévu par la chronologie des médias française.
Enfin, et c'est sans doute l'élément à connaître pour correctement pouvoir envisager sa position sur la chronologie des médias, Disney occupe une position particulière, voire unique, dans l'audiovisuel français. L'entreprise américaine est, en effet, à la fois un studio de cinéma qui produit des films pour le grand écran et possède en parallèle une plateforme de streaming. Disney a souvent été comparé avec Netflix, ce dernier ayant décidé de signer l'accord de la chronologie des médias. Pourtant, les intérêts des deux ne sont pas comparables. Netflix est presque exclusivement une plateforme de streaming diffusant ses propres productions, films comme séries, uniquement sur son service. Le délai de diffusion de 15 mois ou 17 mois correspond pour lui, en réalité, à la possibilité de diffuser les films des autres studios. Dès lors, investir pour le cinéma français lui permet d'optimiser sa position sans rien changer de son cœur de cible. L'accord est clairement gagnant pour lui. Surtout que Netflix est habitué à enlever régulièrement telle ou telle œuvre de sa plateforme. L'obligation de retrait de 22 à 36 mois pour la télévision gratuite ne le pénalise pas vraiment puisque encore une fois, il ne s'agit pas de ses propres productions et le plus souvent pas de celles que ses abonnés viennent chercher sur la plateforme. Cela ne change donc rien ou pas grand chose pour eux.
Disney, en revanche, en sortant un film au cinéma, doit non seulement attendre 15 à 17 mois pour pouvoir le mettre sur sa plateforme mais doit, en plus, l'enlever entre le 22e et le 36e mois pour la télévision gratuite - à moins d'accord (financier) au cas par cas. Cette situation d'instabilité de présence dans le catalogue affecte en outre la réputation de sa plateforme : ses abonnés, ignorant pour la plupart le système de la chronologie des médias, ne comprennent pas de ne pas trouver les derniers films du studio sur Disney+. Tout cela la rend moins attractive, diminuant donc son chiffre d'affaires et par ricochet l'argent investi dans la production française. Paradoxe suprême, si Disney avait accepté de signer l'accord pour investir plus que ce qui est prévu par le décret SMAD, il aurait au final payé plusieurs fois juste pour pouvoir faire ce qu'il peut de son propre film, cumulant alors la taxe des billets de cinéma prélevée par le CNC puis l'investissement pour le cinéma français pour passer de 17 à 15 mois ; puis éventuellement une troisième fois pour garder ses films sur la plateforme pendant la diffusion sur les chaînes gratuites ; en plus, bien sûr, des investissements obligatoires venus du décret SMAD et de la perte d'abonnés rebutés par les manques constatés dans le catalogue venus des interdictions d'intégration ou des obligations de retrait. Vu le court délai (de 17 à 22 mois après sa sortie au cinéma) où il est certain de garder son film sur Disney+, la filiale française a considéré que les contreparties n'étaient pas assez suffisantes pour justifier une signature de l'accord en l'état. Pour Disney, il est devenu préférable de sortir certains de ses films les plus populaires directement sur sa plateforme, gagnant non seulement en investissement mais aussi en frais de marketing tout en améliorant l'attractivité de Disney+, même si au passage il égratigne celle de la marque Disney auprès des cinéphiles. Disney considère néanmoins qu'en l'état actuel des choses, c'est la moins mauvaise des solutions qui s'offrent à lui.
Le souci principal dans le bras de fer qui se joue ici entre le studio américain et les chaînes gratuites d'un côté, mais aussi entre Disney et Canal+ de l'autre, est que les premières pénalisées sont malheureusement les salles de cinéma, alors qu'elles n'ont pas besoin de cela pour être en difficulté. Enlever de l'affiche des gros films, même s'ils sont décérébrés aux yeux de certains spectateurs ou commentateurs, ne va pas aider les salles en France. Surtout si dans les années qui viennent, quand ils ouvriront leurs propres plateformes, les autres studios américains suivent le chemin tracé par Disney...
La chronologie des médias est nécessaire au financement du cinéma français - c'est incontestable - mais elle doit évoluer pour être moins sclérosée et permettre à tous les acteurs, français comme étrangers, de se retrouver dans les nouveaux modes de diffusion, plébiscités par les spectateurs, et en particulier les plus jeunes. Une chronologie des médias qui vide les salles de cinéma de ses plus grosses affiches est néfaste pour tout le monde.