Les Éternels
Titre original : Eternals Production : Marvel Studios Date de sortie USA : Le 05 novembre 2021 Genre : Fantastique IMAX 3-D |
Réalisation : Chloé Zhao Musique : Ramin Djawadi Durée : 156 minutes |
Le synopsis
500 ans plus tard, dans le présent, les héros découvrent avec horreur que les Déviants sont de retour. Les Éternels se réunissent une dernière fois pour affronter la menace, mais un effroyable secret risque de détruire tout ce pour quoi ils se sont battus...
La critique
Entamée depuis quelques mois à peine avec WandaVision, la Phase 4 du Marvel Cinematic Universe en est déjà rendue à son septième projet lorsque Les Éternels sort enfin dans les salles. Pour l'heure, les films et séries de la nouvelle phase sont plutôt bien reçus par le grand public ; Les Éternels s'apprête pourtant à marquer un tournant en devenant le premier flop de Marvel Studios depuis L'Incroyable Hulk en 2008. La pandémie de COVID-19 n'est certes pas étrangère au phénomène, mais d'autres facteurs sont à prendre en considération, notamment un mauvais bouche à oreille et une cassure trop franche dans la « formule Marvel » qui en a peut-être rebuté plus d'un. Et pourtant ! Avec une réalisation de grande qualité et un ton différent des productions précédentes, ce nouveau film signé par Chloé Zhao fait bel et bien figure d'ovni au sein du vaste MCU, mais c'est pour cette raison précise qu'il mérite d'être réhabilité.
Les Éternels sont une création pur jus de Jack « The King » Kirby. Débarqués chez Marvel – à l'époque Timely Comics – en 1940, le roi de la bande dessinée américaine et son compère Joe Simon rencontrent un succès immédiat suite à la création de Captain America. Kirby et Simon ne le savent pas encore, mais ils viennent tout juste de créer l'un des personnages les plus importants du futur univers Marvel ! Si Captain America est un succès, le salaire de Kirby et Simon, lui, n'a rien d'impressionnant ; mécontents, les deux associés s'envolent donc un temps chez National Comics Publications, l'ancêtre de DC Comics, avant d'être appelés pour participer à la Seconde Guerre mondiale.
À la fin du conflit, Kirby et Simon se retrouvent et travaillent pour divers éditeurs, tels Harvey Comics et Crestwood Publications. Kirby reviendra ensuite poser ses valises chez Marvel en 1958, seul. Trois ans plus tard, le crayon de Jack Kirby et la plume de Stan Lee s'associent pour donner vie aux Quatre Fantastiques. L'accueil est dithyrambique. Marvel entre de plain-pied dans l'ère super-héroïque moderne. Au fil des années, l'artiste participe à la création des plus grands héros tels les X-Men, Thor, Hulk, Iron Man ou encore Black Panther. Fasciné par les concepts spatiaux et religieux, Kirby est aussi à l'origine des plus beaux personnages cosmiques de l'univers dont Uatu le Gardien, Galactus et le Surfer d'Argent ne sont que quelques exemples. Malgré le succès, la mise en avant presque exclusive de Stan Lee, des conditions de travail difficiles à supporter et des contrats très restrictifs poussent Jack Kirby à retourner chez DC Comics au début des années 70.
En 1971, DC laisse à Jack Kirby la possibilité d'imaginer ses propres séries. Rassemblés sous la bannière du Quatrième Monde, ces nouveaux comics vont permettre à l'artiste de développer certains de ses thèmes fétiches comme l'univers cosmique, la création, la mythologie et la religion, des motifs qui se retrouveront d'ailleurs exploités quelques années plus tard dans Les Éternels. Mais ce court passage chez DC Comics va rapidement se transformer en piège pour Kirby. Forcé de travailler sur des séries déjà bien implantées qui ne lui plaisent pas et confronté à des ventes décevantes sur ses propres créations, il est en plus de cela mal accueilli par nombre d'artistes qui le perçoivent comme une menace. Sitôt son contrat chez DC terminé, Kirby revient donc chez la Maison des Idées pour reprendre en main l'une de ses premières créations : Captain America. Durant l'été 76, Jack Kirby imagine le dernier grand projet de sa carrière qu'il dessine et scénarise tout seul : Les Éternels, une sorte d'héritier spirituel de son travail entamé quelques années plus tôt chez la concurrence.
Dans Les Éternels, le King retrouve un peu de la liberté que lui avait fait miroiter DC Comics, au moins au début. Seul maître à bord, l'artiste a le champ libre pour raconter son histoire et développer sa propre mythologie sans se soucier des lourdes questions de continuité et autres crossovers entre personnages. Vraisemblablement inspiré par Présence des Extraterrestres, un essai écrit par le Suisse Erick Von Däniken qui expose une théorie selon laquelle des aliens seraient venus sur Terre et auraient influencé les premières civilisations, Jack Kirby développe une toute nouvelle mythologie pour la race humaine. Il y a des millénaires, les Célestes, d'immenses dieux cosmiques encastrés dans des armures, ont visité la Planète Bleue. De leurs expériences sur les proto-humains naquirent trois races cousines : les Hommes héritiers de la Terre, les Déviants dotés d'une structure atomique instable ainsi que les Éternels, une poignée d'être immortels aux immenses pouvoirs. Depuis lors, les Éternels et les Déviants se livrent une guerre sans merci dont dépend la survie de l'espèce humaine.
Le lecteur découvre ce nouvel univers à travers le personnage de Ike Harris. L'aventurier, accompagné du Docteur Damian et de sa fille Margo, se rend dans un temple inca où sommeillent des merveilles technologiques qui fascinent les scientifiques. Ike a enfin trouvé ce qu'il cherchait depuis près de mille ans ; là, il révèle à ses compagnons qu'il est en réalité Ikaris de la race des Éternels avant d'activer un émetteur qui guide les dieux cosmiques vers la Terre. Sitôt arrivé, Arishem le Céleste se dresse sur deux pylônes dont il ne descendra pas avant un demi-siècle : dans cinquante ans, jour pour jour, le Juge décidera du sort des Hommes.
Dans sa série, Jack Kirby réécrit donc complètement l'histoire de l'humanité en se basant sur les mythes et les légendes qui ont nourri l'imaginaire des Hommes de génération en génération. Sous sa plume, les humains ont développé leurs croyances en observant les exploits perpétrés par des êtres supérieurs, des dieux qui marchent sur Terre ; Ikaris est par exemple pris pour un ange guidant l'Arche de Noé, Sersi devient une puissante sorcière dans l'épopée homérique, quant au Déviant Kro et son armée d'être difformes, ils instillent la peur et sèment le chaos tels le Diable et ses cohortes de démons infernaux.
Pendant deux ans, Jack Kirby s'affaire à développer un univers d'une rare densité mais tout n'est pas pour autant réussi, car le King avait souvent la plume moins affûtée que ses crayons. Génie absolu du dessin, ses gigantesques Célestes, les prouesses technologiques qui prennent vie entre les pages et son usage sans pareille des couleurs rendent à eux seuls le comics incontournable, mais la même chose peut difficilement être dite du scénario. Confuse et trop verbeuse, la série peine à jongler entre ses nombreux personnages et l'abondance des sous-intrigues, et cela même si tous les concepts imaginés par Kirby sont fabuleux. Ironiquement, les mêmes critiques seront adressées quarante-cinq ans plus tard au film de Chloé Zhao !
Kirby n'avait aucune envie de mêler sa nouvelle création au reste de l'univers Marvel. Même lorsque les grands pontes de la Maison des Idées lui demandent de faire un effort, l'artiste y va à reculons, en utilisant par exemple un robot de Hulk en lieu et place du véritable Colosse de Jade. Mais lassé de batailler sans cesse avec la maison d'édition et toujours déçu des conditions de travail, Jack Kirby quitte définitivement Marvel pour travailler dans le milieu de l'animation, laissant inachevée la série des (Les) Éternels qui abandonne ses lecteurs sur une conclusion peu satisfaisante dans le numéro dix-neuf. Au bout du compte, Roy Thomas, Mark Gruenwald et Ralph Macchio terminent dans les pages de The Mighty Thor le récit entamé par Kirby, marquant ainsi la première vraie rencontre entre les Éternels et le reste de l'univers Marvel.
En avril 2015 déjà, Marvel Television songe à développer une série basée sur les personnages. John Ridley, le scénariste de 12 Years a Slave, devait se charger d'adapter pour ABC l'univers ô combien complexe des héros. Son interprétation, qu'il décrit quelques années plus tard comme étrange et moderne, ne verra jamais le jour. En avril 2018, Kevin Feige, le Président de Marvel Studios, annonce que les Éternels seront introduits dans la Phase 4 du MCU. Le mois suivant, deux jeunes scénaristes et réalisateurs, Kaz Firpo et son cousin Ryan Firpo, sont engagés pour écrire le scénario du film. Chloé Zhao, à qui la réalisation du film Black Widow avait échappé de peu, va prendre sa revanche durant l'été 2018. Épaulée du producteur Nate Moore, elle expose à Kevin Feige sa vision du film, un univers où le grandiose côtoie l'intime. Très emballé, le Pape de Marvel Studios engage presque aussitôt la réalisatrice montante, histoire de couper l'herbe sous le pied des autres studios qui auraient l'idée de la courtiser.
Née le 31 mars 1982 à Pékin en Chine, Chloé Zhao grandit dans une famille aisée. Adolescente rebelle, elle commence à écrire et à dessiner et, inspirée par les mangas, le cinéma et la pop culture occidentale, elle développe un goût pour l'art qui ne la quittera plus. En plein apprentissage de l'anglais, Chloé Zhao n'a que quinze ans quand ses parents l'envoient étudier à l'autre bout du monde, au Brighton College en Angleterre. Elle déménage ensuite aux États-Unis pour fréquenter les bancs de la Los Angeles High School puis du Mount Holyoke College ; elle en ressort diplômée en politique, avec une mineure en études cinématographiques. Très vite lassée de la politique, Chloé Zhao va plutôt chercher à développer sa passion pour l'art du cinéma. Après avoir effectué quelques petits boulots, elle est donc de retour à l'école. À la Tisch School of the Arts, un département de l'Université de New York, elle suit entre autres les enseignements de Spike Lee et travaille sur ses premiers courts-métrages.
Dès le début de sa carrière, la réalisatrice développe dans son approche du cinéma un style presque journalistique. À travers ses premiers films, Les Chansons que mes Frères m'ont Apprises et The Rider, elle commence à travailler une esthétique de la nature comme vectrice d'émotions et cherche à instiller un réalisme cru dans ses films, en jouant sur l'improvisation d'acteurs débutants qui racontent leurs propres histoires sur la pellicule. Son troisième long-métrage, Nomadland, adapté du roman éponyme de Jessica Bruder, reprend les thèmes fétiches de la réalisatrice et remporte tous les suffrages lors de la saison des remises de prix. Distribué par Searchlight Pictures, Nomadland est nommé six fois aux Oscars et repart avec trois des plus prestigieuses récompenses : Meilleur Film, Meilleure Réalisatrice et Meilleure Actrice pour Frances McDormand. Fan de longue date du MCU, Chloé Zhao dirige son tout premier film de studio avec Les Éternels. Loin de se dégonfler, la réalisatrice va infuser le long-métrage de sa propre sensibilité en jouant beaucoup sur les motifs de l'intime, de la nature et les relations fortes entre personnages.
Chloé Zhao a donc fort à faire pour transposer à l'écran l'épopée cosmique et philosophique de Jack Kirby. Aux côtés des scénaristes Kaz et Ryan Firpo auxquels s'ajoute plus tard Patrick Burleigh, elle revisite 7000 ans d'histoire de l'humanité, se nourrit des contes et légendes qui ont façonné le monde et puise l'inspiration dans tous les récits des Éternels qui sont, somme toute, assez peu nombreux.
À travers le film, la réalisatrice veut interroger la place de l'humanité dans l'univers et rendre hommage à la Terre et ses habitants. Les premières notes de Nate Moore sur le film faisaient état d'une volonté de diversifier et de moderniser les héros classiques des comics, un choix que Chloé Zhao va à son tour pousser et défendre. Plusieurs des personnages voient donc leur origine, leur couleur de peau ou leur genre changer, la pluralité du casting faisant écho aux innombrables cultures qui ont foulé la Terre depuis l'aube de l'humanité. Et puisque Les Éternels est aussi une ode à la Planète Bleue, Chloé Zhao tient à filmer autant que possible de véritables décors façonnés par la nature. Les studios aux murs verts ou bleus, très peu pour elle. La réalisatrice va aussi s'organiser pour profiter au maximum de l'heure dorée, cette courte période durant laquelle la lumière du soleil épouse l'horizon, conférant aux images un caractère sacré et majestueux.
Voilà bientôt un an que la Saga du Multivers a débuté dans le MCU. Les premières saisons de Loki et de What If...? ont certes commencé à pousser plus loin les concepts multiversels déjà évoqués dans Avengers : Endgame et Spider-Man : Far From Home, mais dans l'ensemble, la Phase 4 demeure pour l'instant une période transitoire. Avec Les Éternels, Chloé Zhao laisse de côté les univers alternatifs et autres lignes temporelles divergentes pour développer à la place une histoire qui fait la part belle au volet cosmique et théologique de l'univers Marvel.
Les Éternels s'ouvre sur un texte introductif défilant qui n'est pas sans rappeler Star Wars. Rapidement, l'histoire des Célestes, des Déviants et des Éternels est introduite avant que le public ne découvre les héros dans une première scène d'action. Lorsque les Éternels et les Célestes sont introduits en 1976 dans les comics, Jack Kirby s'inspire beaucoup du peuple Inca en reprenant à son compte les couleurs vives et les motifs tout en symétrie caractéristiques de la civilisation précolombienne. Le film, lui, va faire preuve d'un peu plus de neutralité en puisant dans diverses imageries sacrées ; les motifs du cercle et du triangle sont notamment retenus pour leur symbolique d'unité et de perfection.
À bord de l'imposant Domo, les Éternels ont posé le pied sur Terre il y a 7000 ans, en Mésopotamie. Envoyés par le Premier Céleste Arishem, ces êtres quasi-divins ont pour mission de protéger l'humanité des Déviants, des créatures évolutives qui se repaissent des Hommes. Répartis en deux groupes, les penseurs et les guerriers, les Éternels sont gouvernés par Ajak. Calqué sur le héros grec Ajax, le fier combattant des comics est ici réimaginé en une douce matriarche sous les traits de Salma Hayek (Frida, Une Nuit en Enfer). Seule Éternelle capable de communiquer avec les Célestes, c'est à elle et à elle seule qu'Arishem s'adresse lorsqu'il dispense ses ordres, un rôle que tient également son homologue de papier dans les comics. Amoureuse de la Terre, Ajak guide sa famille avec beaucoup de bienveillance, une douceur symbolisée par son pouvoir de guérison.
Après avoir anéanti un groupe de Déviants sur une plage, les Éternels partent à la rencontre des humains. Dans un joli plan éclairé par la lumière de l'heure dorée, Sersi ramasse le poignard en pierre d'un enfant et le change en or ; inspiré de la véritable dague retrouvée dans les tombes royales d'Ur situées en Irak, ce présent fait à l'humanité n'est que le premier d'une longue série.
Dans une narration éclatée, le film alterne entre le présent et le passé. De la Mésopotamie au siège de Tenochtitlan en passant par l'Empire Gupta et Babylone, les Éternels ont observé l'Histoire s'écrire, en interférant de temps en temps pour pousser l'humanité dans la bonne direction. Dans le présent, le spectateur suit le récit à travers les yeux de Sersi. Celle qu'Homère décrivait comme une magicienne dans ses poèmes épiques cache en réalité une douceur et une droiture remarquables. D'abord présentée dans les comics comme une femme fatale et une fêtarde invétérée, Sersi intègre ensuite l'équipe des Avengers et devient l'une des Éternelles les plus connues et appréciées. Le personnage du film prend une tout autre direction grâce à Gemma Chan, une actrice que les fans du MCU ont déjà croisée : cachée sous une épaisse couche de maquillage bleu, elle incarnait le personnage de Minn-Erva dans Captain Marvel ! Devenue professeure d'histoire au Musée d'Histoire Naturelle de Londres, Sersi est celle qui partage la plus grande connexion avec la Terre qu'elle aime et admire. Douée du pouvoir de transmutation, elle peut métamorphoser la matière non-vivante et ne se sert de ses pouvoirs que pour protéger les autres ou pour faire profiter l'humanité de ses talents. Sa gentillesse contraste avec la rigidité d'Ikaris, le puissant Éternel joué par Richard Madden (Cendrillon, Game of Thrones - Le Trône de Fer). Là où Sersi devient l'incarnation sur Terre de ces déesses bienveillantes qui exsudent des qualités traditionnellement associées au féminin, l'Icare du film est obsédé par sa mission et la guerre qu'il doit mener. Peu à l'aise au milieu des Hommes, le fier combattant va toutefois se laisser guider par Sersi de qui il tombe fou amoureux dès leur premier rencontre.
Loin des traditionnels héros en spandex de la Maison des Idées, les Éternels font presque davantage penser aux super-héros de la Distinguée Concurrence. L'idée que les héros de DC Comics sont des dieux qui aspirent à vivre comme des Hommes là où les personnages Marvel sont des humains qui s'élèvent au rang de déités est toujours une idée très discutée, souvent réprouvée, au sein de la communauté des lecteurs de comics. Simpliste il est vrai, le raisonnement semble toutefois s'appliquer parfaitement aux Éternels. Comme Superman qui traîne après lui une aura quasi-christique, les Éternels sont des dieux qui marchent parmi les Hommes, des personnages dôtés de pouvoirs extraordinaires qui aspirent à se mélanger aux humains, à les découvrir et à partager avec eux la Terre. Fréquemment confondus avec des figures issues de divers panthéons, ils apprennent à développer des sentiments au contact de l'humanité et sont eux aussi confrontés à des crises : comme les humains, ils aiment, se déchirent et souffrent. Comme eux encore, ils s'affrontent sur le terrain de la philosophie et questionnent leur foi et leur libre-arbitre. Quand le secret que cachait Ajak finit par éclater au grand jour, les héros n'auront d'ailleurs plus le choix. Ils devront choisir leur camp et décider du sort de l'humanité.
L'exploration de l'humanité et des sentiments de chaque héros est appuyée avec brio par le travail de Chloé Zhao. La réalisatrice est très douée pour créer des moments hors du temps et développer, parfois sans aucun dialogue, les relations qui lient les membres de la grande famille des Éternels. Il lui suffit de capturer un regard, un geste pour faire comprendre au spectateur que l'amour partagé par les héros est plus fort que tout. Rajoutée au script pendant le tournage, la connexion qui lie Druig le manipulateur et la véloce Makkari est ainsi l'une des plus touchantes – elle réalise même l'exploit d'être plus crédible que certaines relations développées pendant plusieurs films ! Très attentive à ses acteurs, Chloé Zhao est en réalité tombée sous le charme de la complicité que partagent entre deux scènes Barry Keoghan (Les Banshees d'Inisherin) et Lauren Ridloff (The Walking Dead). La même chose peut être dite de Théna et Gilgamesh. Campés par Angelina Jolie (Maléfique et sa suite) et Ma Dong-seok (Dernier Train pour Busan), les deux guerriers brillent peut-être sur le champ de bataille, mais ils se révèlent surtout dans ces moments intimes qui n'appartiennent qu'à eux.
Le casting est complété par Brian Tyree Henry (Spide-Man : New Generation), Kumail Nanjiani (Men in Black : International, Star Wars : Obi-Wan Kenobi) et Lia McHugh (Into the Dark sur Hulu). Le premier, Phastos, est l'ingénieur de la bande, celui qui va aider les Hommes à progresser. Horrifié de voir les humains s'entre-déchirer dans des guerres qui n'ont pour lui aucun sens, l'Éternel perdra foi en sa mission et finira par s'installer avec son mari et son fils. Vient ensuite Kingo. Comme Phastos, il était avant la sortie du film un personnage mineur dans les différentes séries des Éternels. Réimaginé en figure de Bollywood là où son homologue de papier était un acteur de films de samuraï, Kingo est surtout la caution humoristique du film. Enfin, Sprite est l'un des personnages les plus intéressants du film, l'un des plus tragiques aussi. Éternelle adolescente qui, malgré sa maturité, est condamnée à se faire toujours regarder de haut, Sprite perd vite la joie de vivre qui la caractérisait dans les flash-back. Dotée de pouvoirs d'illusion, elle était pourtant celle qui partageait à l'origine les mythes et les légendes dans la grande tradition orale. Rassemblées autour du feu, les anciennes civilisations regardaient grâce à elle s'écrire dans le ciel l'histoire de héros qui nourriront ensuite l'imaginaire de générations entières. Pour développer le personnage, les scénaristes se sont surtout penchés sur la mini-série en sept numéros écrite par Neil Gaiman entre 2006 et 2007 et, bien que ses motivations et son genre divergent du personnage de comics, sa frustration et sa rébellion sont gardées intactes.
Avec dix personnages principaux, tous n'ont pas droit à un développement équitable, et ce même si chaque Éternel est mis à l'honneur dans au moins une scène. Déjà très dense, et c'est peut-être là l'un de ses seuls défauts, le film sacrifie la mythologie des Déviants pourtant très importants sous la plume de Jack Kirby. Présentés par le King des comics comme un peuple composé de créatures difformes qui se reproduisent rapidement, les Déviants forment une espèce assez avancée et belliqueuse qui a longtemps régné sur l'empire de Lémurie avant d'être vaincue par les Célestes. Le plus impitoyable des Déviants, Kro, partage même une relation longue et tortueuse avec Théna. Dans le film, ils sont réduits à devenir de grands prédateurs évolutifs qui ressemblent à des animaux, un choix beaucoup moins intéressant même s'il est motivé par le scénario. Incarné vocalement par l'excellent Bill Skarsgård (Barbare) dont le talent est ici gâché, Kro n'a même pas l'honneur d'entendre son nom prononcé dans le film. Dan Whitman alias le Chevalier Noir dispose lui aussi d'un temps d'écran très réduit sous les traits de Kit Harington (Game of Thrones - Le Trône de Fer), en attendant sans doute de revenir dans un futur projet du MCU.
Grâce à l'impeccable travail de Chloé Zhao, l'image des (Les) Éternels se détache sans mal des autres productions du MCU. Aussi à l'aise dans les scènes d'action que dans les moments plus intimes, la réalisatrice fait de la Terre un personnage à part entière de son film. De la campagne anglaise à la banlieue de Londres en passant par les plages et les déserts volcaniques des Îles Canaries, chaque décor est sublimé sous l'œil de la réalisatrice qui joue sans cesse avec les échelles. Capable de représenter l'immensité vertigineuse des Célestes, elle est aussi remarquable lorsqu'elle capture les moments de vie et d'échanges qu'elle filme avec « une approche National Geographic » selon ses propres termes. En privilégiant les mouvements de caméra naturels, elle parvient ainsi à donner le sentiment que les Éternels, aussi puissants soient-ils, font partie d'un tout plus grand. Les images de Zhao sont soutenues par les musiques de Ramin Djawadi (Iron Man, Games of Thrones - Le Trône de Fer), lequel puise dans des sonorités venues de multiples cultures à travers les âges pour composer le magnifique thème des héros.
Prévu à l'origine pour une sortie le 6 novembre 2020, Les Éternels sera repoussé plusieurs fois en raison de la pandémie de COVID-19, d'abord au 12 février puis au 5 novembre 2021. Reçu tièdement par la critique et victime de son mauvais bouche à oreille, le film amasse 402 millions de dollars, une contre-performance compte tenu de la réouverture des cinémas à cette période. Il se positionne tout de même en onzième place du box-office mondial en 2021 mais il est battu par Shang-Chi et la Légende des Dix Anneaux, et même par Black Widow qui a certes moins rapporté au cinéma, mais le film porté par Scarlett Johansson s'est néanmoins un peu rattrapé dans les pays où il était proposé en Premier Access sur Disney+. Le mois suivant, Spider-Man : No Way Home flirtera quant à lui avec les deux milliards de recettes, un carton qui propulse le film à la première place de l'année 2021.
Déjà mollement accueilli par la critique, l'opus va en plus de cela connaître une carrière chaotique à l'international. Marvel Studios a ainsi dû faire une croix sur le marché chinois pourtant très friand des films de super-héros. Durant la pandémie, la Chine a de toute façon décidé de donner la priorité à ses productions nationales, mais Chloé Zhao n'est pas en odeur de sainteté dans son pays natal. Accusée d'avoir tenu des propos inacceptables à l'encontre de la Chine quelques années plus tôt, la diffusion de Nomadland était également passée à la trappe dans l'Empire du Milieu. Le film est aussi privé de sortie dans plusieurs des États arabes du Golfe. En cause, la représentation de prophètes et de dieux considérée comme blasphématoire, mais aussi la présence d'une relation LGBTQ+, la toute première vraie histoire d'amour entre deux personnes du même sexe dans le MCU. Le baiser qu'échangent Phastos et son mari a donc valu au film un boycott généralisé dans plusieurs pays lorsque Marvel a refusé purement et simplement que la scène ne soit coupée. Dans d'autres pays, la censure a toutefois opéré ; la séquence ainsi que la scène d'amour entre Ikaris et Sersi ont été supprimées, conformément aux règles qui régissent le cinéma dans des pays comme le Liban, l'Égypte ou la Jordanie.
Injustement reçu, Les Éternels mérite que le public lui redonne une chance, d'autant qu'il se laisse apprécier un peu plus à chaque visionnage. Réalisatrice talentueuse, Chloé Zhao réussit parfaitement à marier le turbulent MCU à son propre cinéma, beaucoup plus calme et intimiste. Visuellement splendide, Les Éternels est un film à part dans le MCU, c'est vrai : déconstruction du mythe du héros, lettre d'amour à la beauté de la Terre et à l'humanité, il s'inscrit cependant à merveille dans la Phase 4 tournée sur l'héritage et la transition, en plus d'être porté par un casting cinq étoiles.